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Des notions utilisées en pédopsychiatrie psychodynamique ou développementale.

   

   - Le Soi et les différents sens de soi dans le développement de l'enfant, l'intersubjectivité par Daniel Stern. Commentaires. 

 

   - Angoisse et Phobie. De l'adulte à l'enfant dans la psychanalyse. 

 

   - Le lien. Pulsions, relations d'objet. Troisième topique. (Voir Conférences).

 

   - Apport de la Psychanalyse à la conception des Autismes et des Psychoses de l'enfance. 

 

 

Le Soi et les Sens de Soi

Le Soi et les Sens de Soi selon Daniel Stern.  

 

Stern D. N.  Le monde interpersonnel du nourrisson. Une perspective psychanalytique et développementale, Paris, PUF, 1989 (publié en anglais en 1985)

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Dans ce passionnant ouvrage, Daniel Stern étudie les différents Sens de Soi qui coexistent au sein du psychisme avec leur développement et leurs distorsions.

A partir d’observations expérimentales de nourrissons et de leur mère, Daniel Stern développe une vision fine et détaillée du développement de l’enfant dans la relation avec l’environnement maternant en se centrant sur : Le Soi et les différents sens de soi successifs puis toujours coexistants ; le phénomène d’Accordage Affectif qu’il décèle, lui, à partir de 6 mois environ, phénomène dont il montre l’importance dans la constitution du Soi propre du sujet et qui, quelquefois sera la source de problématiques psychiques ; et les Représentations d’Interactions Généralisées inscrites secondairement dans le soi de l’enfant souvent pour sa vie entière.

Ces descriptions permettent un très précieux enrichissement de nos connaissances sur les stades les plus précoces de la vie, précoces mais agissant encore toute la vie, et ont un effet vraiment saisissant sur notre compréhension de la genèse des distorsions dans le sens de Soi.

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Partager ces recherches sur le Soi, les sens de soi, l’accordage, les R.I.G. (Représentations d'Interactions Généralisées), version développementale des imagos de la psychanalyse, m’a semblé utile pour sensibiliser chacun à la vulnérabilité de la construction du sens de Soi, cœur psychosomatique du psychisme pourrait-on dire peut-être. Cette construction progressive est naturelle, innée, programmée mais pas seulement : elle demande des processus maternants.

Le lien enfant-mère/père/fratrie/famille/proches… n’est pas vu ici de façon linéaire mais cocentré sur l’enfant centre de son propre monde, comme des contenants concentriques entourant, sans jamais l’absorber, le bébé dans une Unité Primordiale conçue maintenant dans nos sociétés comme : le bébé, sa mère et son père (ou ceux qui en font office), avec toutes les variations possibles (sans père, avec un ou d’autres personnages fondamentaux, une grand-mère, une marraine, une tante, un grand-père…). Mais, comme « un bébé tout seul ça n’existe pas », nous ne pouvons pas isoler un enfant au début de sa vie de cet ensemble qui l’inclut (partiellement toujours) et dont il va devoir éclore une nouvelle fois sans le perdre jamais, pour en trouver d’autres et continuer tout au long de son existence.

(Voir les Contenants Psychiques).

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 Le Soi et les Sens de Soi selon Daniel Stern.  

Stern D. N.  Le monde interpersonnel du nourrisson. Une perspective psychanalytique et développementale

 Qu’est-ce que le Soi ?

« Bien que personne ne puisse se mettre d’accord sur ce qu’est précisément le soi, nous avons cependant en tant qu’adulte un sens de soi très réel qui infiltre notre expérience quotidienne de la vie sociale. Il se révèle sous différentes formes. Il y a le sens d’un soi qui est un corps unique, distinct et intégré. Il y a celui qui est l’auteur des actions, éprouve des sentiments, conçoit des intentions, est l’architecte de projets, celui qui transpose l’expérience dans le langage, communique et partage son savoir personnel. Le plus souvent, ces différents sens de soi existent en dehors de la conscience, comme la respiration, mais ils peuvent être amenés à la conscience et y être conservés. Nous traitons instinctivement nos expériences de telle façon qu’elles semblent appartenir à une sorte d’organisation subjective unique que nous appelons communément le sens de soi.  

Il est certain qu’un sens de soi peut être observé aisément dés que le langage et la conscience réflexive sont présents. Existe-t-il un genre de sens de soi préverbal avant cette période : c’est une question essentielle de ce livre. »

Chez le nourrisson, à la période préverbale :

« Par l’expression « de soi », j’entends un modèle invariant de conscience qui ne surgit qu’à l’occasion des actions ou des processus mentaux du nourrisson. Un modèle invariant de conscience est une forme d’organisation. C’est l’expérience subjective et organisatrice de tout ce qui sera ultérieurement nommé le « soi ». Cette expérience subjective et organisatrice est l’équivalent préverbal, existentiel du soi exprimable, objectivable et réflexif. » 

D. Stern se centre sur les sens de soi qui sont essentiels dans les interactions sociales quotidiennes.

« De tels sens de soi incluent le sens de l’activité propre (sans lequel il peut y avoir paralysie, sens de la non-appartenance de ses propres actions, expériences de perte de contrôle au profit d’agents extérieurs), le sens de la cohésion physique (sans lequel il peut y avoir des expériences de morcellement du corps, de dépersonnalisation, d’être détaché de son corps, de déréalisation), le sens de la continuité (sans lequel il peut y avoir des dissociations temporelles, des voyages pathologiques, des amnésies, une rupture du « continuum de vie » (going on being) selon l’expression de Winnicott), le sens de l’affectivité (sans lequel il peut y avoir une anhédonie, des états dissociés), le sens d’un soi subjectif qui permet d’atteindre l’intersubjectivité (sans lequel peuvent survenir le sentiment d’une solitude cosmique ou, à l’autre extrême, celui d’une transparence psychique), le sens de la création d’une organisation (sans lequel il peut y avoir chaos psychique), le sens de la transmission des significations (sans lequel on peut être exclu de la culture, avoir une faible socialisation et n’avoir aucune validation du savoir personnel). En bref, ces sens de soi constituent le fondement de l’expérience subjective du développement social, normal et anormal.»

Le processus de développement des sens de soi.

« Le processus de développement avance par à-coups. (…) Les nouvelles intégrations se font de façon discontinue. Les périodes entre deux et trois mois (et à un degré moindre entre cinq et six mois), entre neuf et douze mois et aux alentours de quinze à dix-huit mois sont des époques de grands changements. (…) Entre ces périodes de changements rapides, il y a des périodes de tranquillité relative, quand les nouvelles intégrations paraissent se consolider. »

Les transformations se font ainsi par paliers.

« Lors de chacune de ces importantes modifications, les nourrissons donnent la forte impression que leur expérience subjective de soi et de l’autre s’est profondément transformée. Brutalement, nous sommes confrontés à une personne changée. »

 

Les différents sens de soi.

Il examine « les différents sens de soi qui semblent émerger en même temps que la maturation des aptitudes rend possibles de nouvelles perspectives organisatrices de soi et de l’autre.»

D’abord, il y a le sens de soi émergent dés la naissance.

« Le sens de soi-émergent apparaît dés la naissance. Les nourrissons sont préprogrammés pour avoir conscience des processus d’organisation-de-soi. Ils ne vivent jamais une période d’indifférenciation totale soi-autre. Il n’y a jamais de confusion entre soi et l’autre au début ou au cours de la première enfance. Ils sont préprogrammés pour répondre sélectivement aux événements sociaux externes. »

Puis un sens de soi noyau entre deux et six mois.

« Entre deux et six mois, les nourrissons affirment leur sens d’un soi-noyau en tant qu’unité physique séparée, cohésive, limitée, avec le sens d’une activité, d’une affectivité et d’une continuité temporelle qui leur sont propres. »

Ensuite : « le sens d’un soi subjectif (…) apparaît entre sept et quinze mois et le sens d’un soi verbal (…) se constitue plus tard. »

« Ces sens de soi ne sont pas considérés comme des phases successives qui se remplacent mutuellement. Une fois formés, chaque sens de soi continue pleinement à fonctionner et à être actif tout au long de la vie. Tous continuent à se développer et à coexister. »         (Préface, pp 16 - 23)

Ce processus en paliers, mais où les étapes antérieures restent toujours présentes comme dans une évolution spiralée est une des notions fondamentales de cette vision de la formation du Soi. La forme spiralée est la forme de la vie par excellence. On la retrouve jusque dans l’ADN de nos cellules comme dans les circonvolutions cérébrales. Comme nos trois cerveaux (notre cerveau reptilien, notre cerveau limbique et notre néocortex) s’enroulent les uns sur les autres, nos plus anciens sens de soi restent présents au cœur de notre psychisme.

La perspective de Daniel Stern comporte une autre grande valeur fondamentale : nos sens de soi s’intègrent au cœur de notre propre subjectivité et ils le font en interaction permanente avec notre environnement propre, d’abord et avant tout, l’environnement maternant. Il montrera ici comment peuvent se concevoir les distorsions de ces sens de soi dans les interactions précoces et développera une notion elle aussi fondamentale, celle de l’accordage affectif d’une mère (ou d’un père, ou d’un adulte proche) avec un enfant, cet enfant-là et cette mère-là (ou…) avec sa propre histoire relationnelle. De là, s’ouvre pour nous un champ d’exploration immense, le champ de la transmission transgénérationnelle.

 

Pour Daniel Stern, à chaque sens de soi correspond un mode de lien interpersonnel.

Le sens de soi émergent et le lien interpersonnel émergent.

« Au cours de la période la plus précoce, de la naissance à l’âge de deux mois, un sens du monde, comprenant un sens de soi, émerge. Les nourrissons entreprennent activement la tâche de relier diverses expériences. (…) Les interactions sociales sont à l’origine d’affects, de perceptions, d’événements sensori-moteurs, de souvenirs et d’autres processus cognitifs. Quelques intégrations entre des événements divers sont innées. Par exemple, si les nourrissons peuvent sentir une forme en touchant l’objet, ils sauront à quoi ressemble cet objet sans jamais l’avoir vu avant. D’autres intégrations ne sont pas aussi automatiques mais sont rapidement apprises. Le lien interpersonnel se forme rapidement et les nourrissons font l’expérience de l’émergence de l’organisation. Un sens de soi émergent est en train de naître. L’expérience est celle de l’émergence de réseaux qui s’intègrent, et nous pouvons nous référer à son domaine en tant que domaine du lien interpersonnel émergent (…). Néanmoins, les réseaux d’intégration qui sont en train de se former ne sont pas déjà englobés en un seul système d’interprétation. Ce sera la tâche du développement qui conduit par une discontinuité au domaine du lien interpersonnel noyau. »  (p 46)

« Dans la toute première partie de la vie, quel est le genre de sens de soi possible? La question de son existence à un si jeune âge est en général écartée ou n’est même pas abordée, car l’idée d’un sens de soi est habituellement réserveé à une perspective, un schème ou un concept globalisants et unificateurs de soi. A l’évidence, au cours de cette période précoce, les nourrissons ne sont pas capables d’une telle vue d’ensemble. Ils ont des expériences distinctes, sans lien, qui doivent encore être intégrées dans une perspective globale. »   (p 67)

Le sens de soi noyau et le lien interpersonnel – noyau.

« Il y a d’abord un soi physique dont le nourrisson fait l’expérience comme une entité cohérente, volontaire, physique, avec une vie et une histoire affectives et singulières qui n’appartiennent qu’à lui. Ce sens fonctionne, en général, en dehors de la conscience. Il va de soi, il est même difficile d’en parler. C’est un sens de l’expérience subjective de soi que j’appelle le sens d’un soi noyau. »

Et quand cette structure se forme, le monde social subjectif est modifié et l’expérience interpersonnelle agit dans un sens différent, domaine du lien interpersonnel-noyau (…). Cette transformation ou création due au développement survient environ entre le deuxième et le sixième mois de vie, quand les nourrisson ressentent leur mère et eux-mêmes comme tout à fait distincts physiquement, comme des auteurs différenciés, qu’ils ont des expériences affectives distinctes et des histoires différentes. »   (p 43)

Le sens de soi intersubjectif et le lien interpersonnel intersubjectif.

« A un moment, entre le septième et le neuvième mois de vie, les nourrissons commencent à développer un deuxième système d’interprétation qui survient lorsqu’ils « découvrent » qu’à l’extérieur, il y a d’autres psychismes analogues au leur. Le soi et l’autre ne sont plus seulement des entités noyau avec un présence physique, des actions, une affectivité et une continuité. Ils incluent maintenant des états mentaux subjectifs – émotions, raisons, intentions – qui apparaissent derrière les événements physiques du domaine du lien interpersonnel noyau. Le nouveau système d’interprétation définit un soi et un autre qualitativement différents que peuvent « garder présents à l’esprit » des états mentaux non visibles mais qui peuvent être déduits, comme les intentions ou les affects, qui guident le comportement manifeste.

Ces états mentaux deviennent maintenant l’objet de mises en connexion. Ce nouveau sens d’un soi subjectif ouvre la possibilité d’une intersubjectivité entre le nourrisson et le parent et intervient dans un nouveau domaine – le domaine du lien interpersonnel intersubjectif (…) – qui est en discontinuité avec le domaine du lien interpersonnel noyau. Les états mentaux entre les gens peuvent maintenant être « lus », harmonisés, coïncider ou être accordés (ou être mal lus, mal harmonisés, ne pas coïncider ou ne pas être accordés). La nature du lien interpersonnel s’est considérablement élargie. » (p 44)

« Il est important de remarquer que le domaine du lien interpersonnel intersubjectif, comme celui du lien interpersonnel noyau, fonctionne en dehors de la conscience et sans traduction verbale. En fait, on ne peut que faire allusion à l’expérience du lien interpersonnel intersubjectif, comme à celle du lien interpersonnel noyau. On ne peut pas réellement la décrire (bien que les poètes puissent la suggérer). »

Nous avons là l’apparition de l’empathie.

Apparaissent alors des aptitudes nouvelles qui « incluent les aptitudes à partager un objet d’attention, à attribuer des intentions et des motivations aux autres et à les saisir correctement, à attribuer aux autres l’existence d’états émotionnels et à sentir s’ils sont en accord avec son propre état émotionnel. »

Le sens de soi verbal et le lien interpersonnel verbal.

« Vers l’âge de quinze ou dix-huit mois, le nourrisson développe alors un troisième système d’interprétation de soi et de l’autre, à savoir le sens que le soi (et l’autre) emmagasine une expérience et un savoir personnels sur le monde (« je sais qu’il y a du jus de fruit dans le réfrigérateur et je sais que j’ai soif ».) Plus encore ce savoir peut être objectivé et traduit en symboles porteurs de significations à communiquer, à partager et même à créer lors des négociations mutuelles permises par le langage.

Dés que le nourrisson est capable de créer des sens partageables sur le soi et sur le monde, un sens d’un soi verbal qui agit dans le domaine du lien interpersonnel verbal (…) a été formé. (…) De nouveau, ce sens de soi s’appuie sur un nouvel ensemble d’aptitudes : objectiver le soi, réfléchir sur soi, comprendre et produire le langage. »  (p 45)

Encore une fois : « Tous les domaines du lien interpersonnel restent actifs au cours du développement. Le nourrisson ne quitte aucun d’eux en grandissant ; aucun d’eux ne s’atrophie, ne devient obsolète ou est abandonné. Aucun n’a un statut privilégié tout le temps. (Sauf avant la formation des autres.) En fait, chaque système d’interprétation nécessite le précédent en tant que précurseur. Une fois formés, les domaines restent pour toujours comme des façons distinctes de faire l’expérience de la vie sociale et de soi. Rien n’est perdu pour l’expérience de l’adulte. Chacun des domaines devient plus élaboré. C’est pour cette raison que le terme de domaines du lien interpersonnel a été choisi, plutôt que ceux de phases ou stades. » 

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Les périodes précoces de la vie représentent des périodes sensibles où les expériences précoces laissent de profondes traces :

« La période initiale dans la formation et le développement de nombreux processus psychologiques et neurologiques paraît être une période relativement sensible dans le sens où un événement qui survient tôt aura plus d’impact et son influence sera plus difficile à contrer qu’un événement qui survient plus tard. Ce principe général s’applique certainement à la phase de formation de chaque sens de soi. »    (p 51)

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La perspective de relier le sens de soi avec le lien interpersonnel qui lui correspond permettra ainsi  de saisir comment les interactions précoces donnent naissance à des « Représentations d’Interactions Généralisées » ou « R.I.G. » bien proches des « imagos » de la psychanalyse. La notion d’accordage affectif, dans ses aspects positifs et dans ses distorsions possibles, développée aussi ici, ouvrira le champ à la compréhension des anomalies du sens de soi (par exemple que l’on découvrira dans les situations d’anorexie mentale de l’adolescence.)

Cette conception du soi et des sens de soi entre en résonnance avec d’autres études du développement précoce permises par l’observation clinique fine et par l’observation du nourrisson selon la méthode d’Esther Bick, si précieuse pour la formation des professionnels de l’enfance. Nous noterons en particulier les recherches de Geneviève Haag sur le développement du moi corporel avec ses identifications premières à travers le corps propre. Ces conceptions seront alors elles-mêmes mises en correspondance avec les travaux sur les symbolisations primaires telles ceux de René Roussillon. Et de là, sur la pathologie. Dans ce registre, la description des « signifiants formels » de Didier Anzieu notamment, montre comment le sens de soi, du corps et de l’espace peuvent se distordre pour certaines personnes en proie à des manifestations pathologiques.  

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Précisions sur les différents sens de soi selon D. Stern.

 

Sur le sens de soi noyau et du lien à l’autre qui lui correspond. (pp 96 – 125)

Le sens d’un soi noyau est le sens de soi opposé à l’autre. (Entre deux et six mois)           

« A l’âge de deux ou trois mois, le nourrisson commence à donner l’impression d’être une personne bien différente. C’est comme si ses actions, projets, affects, perceptions et connaissances pouvaient maintenant être tous mis en jeu et centrés pendant un certain temps sur une situation interpersonnelle. Il n’est pas seulement plus social, mieux réglé, plus attentif ou plus intelligent. Il paraît aborder le lien interpersonnel avec une perspective organisatrice qui donne l’impression qu’il a maintenant un sens intégré de soi avec un corps différent et cohérent, qu’il contrôle ses propres actions, possède sa propre affectivité, a un sens de la continuité et un sens des autres en tant que personnes agissantes, distinctes et séparées. »

Le premier système d’interprétation de soi doit se situer à un niveau très fondamental. Une liste provisoire des expériences accessibles au nourrisson et nécessaires à la formation d’un sens structuré d’un soi noyau comprendrait (1) l’expérience de l’activité propre de soi (the experience of self-agency) : au sens où le nourrisson est l’auteur de ses propres actions et ne l’est pas de l’action des autres. Il a une volonté, contrôle une action qu’il a générée (bouger le bras quand il le veut),  et s’attend aux conséquences de ses actions (quand il ferme les yeux, il fait noir) ; (2) l’expérience de la cohérence de soi (the experience of self-cohérence) : il a le sentiment d’être un tout non morcelé et physique avec des limites et un centre d’action intégrées, aussi bien dans le mouvement que dans l’immobilité ; (3) l’expérience de l’affectivité de soi (the experience of self-affectivity) :  qui implique de faire l’expérience des caractères internes et structurés de sentiments (affects) qui sont en rapport avec d’autres expériences de soi ; (4) l’expérience de la permanence de soi (the experience of self-history) : qui le conduit à faire l’expérience de ce qui dure, d’une continuité avec son propre passé de sorte que l’on ait l’impression de « continuer à exister » et même que l’on peut changer tout en restant le même. »

Ensemble, ces quatre expériences du soi constituent un sens d’un soi noyau. (…) L’expression « sens de » est cruciale ici et il faut la distinguer de « concept de », « connaissance de » ou « conscience de » soi ou de l’autre. L’accent porte sur la dimension palpable et vécue de ces réalités que sont la matière, l’action, la sensation, l’affect et le temps. Le sens de soi n’est pas une construction cognitive. C’est une intégration fondée sur l’expérience. Ce sens d’un soi noyau sera à la base de tous les sens de soi plus complexes qui s’ajouteront ultérieurement. »

Les invariants ou « îlots de cohésion » qui serviront à spécifier un soi noyau et un autre noyau. 

La personne qui s’occupe du bébé  « lui offre, en adaptant ses comportements à ses prédilections, l’occasion optimale de percevoir les invariants du comportement qui permettent l’identification de soi et de l’autre. » L’enfant, lui, sait déjà moduler la relation, y participer ou s’en extraire dans les moments d’interactions en dehors des périodes de soins physiques, dans ses moments d’éveil. « Au cours de cette période, les interactions sociales au cours du face à face sont l’une des formes principales de l’engagement interpersonnel. Aussi les émotions les plus fortes, positives et négatives, de la vie sociale surviennent au cours de ces rencontres. Cette dimension sociale engage à la fois l’expérience affective et cognitive du nourrisson. » Dans les états affectifs extrêmes liés aux besoins physiologiques, « le comportement des parents suivent les mêmes règles générales que lors du jeu social. Les conduites sont exagérées, répétées avec des variations appropriées et stéréotypées. Tout au long de ces événements, le nourrisson fait évidemment l’expérience de modulations affectives qui varient selon les thèmes et variations du comportement des parents ».  

La motivation intrinsèque à mettre de l’ordre dans son univers est un impératif de la vie psychique. Et le nourrisson est globalement capable de le faire, en grande partie en identifiant les invariants (les îlots de cohésion) qui organisent progressivement l’expérience. »

La cohérence de soi.

Sans un sens de soi et de l’autre en tant qu’entités cohérentes en soi, un sens d’un soi noyau ou d’un autre noyau ne seraient pas possibles et l’activité propre n’aurait pas lieu d’être. Il y a plusieurs caractéristiques de l’expérience qui pourraient aider à établir la cohérence de soi : une unité de lieu car une entité cohérente devrait se trouver en un lieu précis, à un moment précis, et ses différentes actions devraient émaner d’un lieu unique ; une cohérence du mouvement car les choses qui se déplacent de façon cohérente dans le temps vont ensemble ; une cohérence de la structure temporelle car l’auto-synchronisme renvoie au fait que des parties séparées du corps telles que les membres, le torse et le visage ont tendance à se déplacer – en fait, doivent se déplacer – ensemble et synchroniquement à la seconde près ; une cohérence de la structure de l’intensité car dans les comportements distincts qui émanent d’une personne, les modulations dans les gradients d’intensité d’une conduite ou d’une modalité correspondent en général aux graduations de l’intensité d’une autre conduite ; une cohérence de forme car la forme (ou la configuration) de l’autre est une propriété visible qui « appartient » à quelqu’un et peut servir à identifier cette personne comme une entité cohérente et durable.

L’Affectivité de soi. 

Aux alentours de l’âge de deux mois, la nourrisson a fait de très nombreuses expériences de plusieurs affects – joie, intérêt et détresse, peut-être surprise et colère.

Permanence de soi (mémoire)  

Un sens d’un soi noyau serait éphémère s’il n’y avait pas de continuité d’expérience. La continuité ou la permanence dans le temps est l’élément capital qui distingue une interaction d’une relation, avec soi comme avec l’autre (…). La mémoire du nourrisson est-elle suffisante pour lui permettre de préserver une permanence d’un soi noyau – une continuité de soi dans le temps ?  Le nourrisson est-il capable de se rappeler les trois catégories d’expériences différentes qui constituent les autres principaux invariants d’un  soi noyau – l’activité propre, la cohérence et l’affect ? Un nourrisson de deux à sept mois a-t-il une « mémoire motrice » pour les expériences d’activité propre, une « mémoire perceptive » pour les expériences de cohérence, et une « mémoire affective » pour les expériences affectives ? (Il semble que oui.)

 

Sur le sens de soi subjectif et le lien à l’autre qui lui correspond. (pp164 -175)

Le sens d’un soi subjectif. (Entre sept et quinze mois.)

La discontinuité suivante du sens de soi apparaît lorsque le nourrisson découvre qu’il a un esprit et que les autres ont également un esprit. Entre le septième et neuvième mois de vie, les nourrissons font progressivement la découverte capitale que les expériences subjectives, le « contenu » de l’esprit, peuvent être partagées avec quelqu’un d’autre. (…) C’est seulement lorsque les nourrissons se mettent à sentir que les autres, différents d’eux-mêmes, peuvent avoir ou concevoir un état mental semblable au leur, que le partage du vécu ou intersubjectivité est possible (Trevarthan et Hubley, 1978). Le nourrisson doit arriver à une théorie non seulement de la séparation des esprits mais aussi « d’esprits séparés par une interface » (Bretherton et Bates, 1979, 1981) (…) Le nourrisson a maintenant un nouveau système d’interprétation de sa vie sociale. Les propriétés potentielles d’un soi et d’un autre se sont considérablement étendues. Les sois et les autres incluent dorénavant des états internes ou subjectifs de l’expérience, en plus des conduites manifestes et des sensations directes qui caractérisent le soi et l’autre noyaux. Avec cet élargissement de la nature du soi ressenti, l’aptitude à se connecter et le contenu qui la concerne maintenant catapultent le nourrisson dans un domaine nouveau : le domaine du lien interpersonnel intersubjectif. Un nouveau système d’interprétation de soi apparaît. (…)

Cependant, tandis que le lien interpersonnel intersubjectif transforme le monde interpersonnel, le lien interpersonnel noyau persiste. Le lien interpersonnel intersubjectif ne le déplace pas, rien ne le pourra jamais. Ce sont les fondements existentiels des relations interpersonnelles. Quand le lien interpersonnel intersubjectif s’y ajoute, le lien interpersonnel noyau et le lien interpersonnel intersubjectif coexistent et interagissent. Ils se modifient réciproquement.    

Paradoxalement, c’est seulement avec l’avènement de l’intersubjectivité que quelque chose de l’ordre de la réunion des expériences subjectives psychiques peut survenir.

A partir de là, Daniel Stern va développer la notion d’intersubjectivité (cf.)  

Dans le développement de l’enfant, c’est alors qu’apparaîtra le phénomène de l’attention conjointe, du pointage, et d’autres comportements dénotant la recherche du partage d’expériences par la communication intentionnelle.  

(…) Trevarthan et Hubley (1978) ont donné une définition de l’intersubjectivité qui peut être opérationnelle : « une recherche délibérée du partage d’expériences sur les événements et les choses. » (…)  

Le partage du centre d’attention

Montrer du doigt et suivre la direction du regard de quelqu’un d’autre sont parmi les premières actions manifestes qui permettent des déductions sur le partage de l’attention ou l’établissement d’une attention conjointe.

(…) Commençons par la mère qui montre du doigt. (…) Le nourrisson de neuf mois (…) suit des yeux la direction montrée, mais après avoir atteint l’objectif, il reporte son regard sur sa mère et paraît utiliser la rétroaction du visage maternel pour avoir la confirmation qu’il a bien atteint son objectif. C’est maintenant plus qu’une procédure de découverte. C’est une tentative délibérée de vérifier que l’attention conjointe a bien eu lieu, c’est-à-dire que le centre d’attention est bien partagé, sans que ces opérations ne soient conscientes chez le nourrisson. (…)

(…) L’inter-intentionnalité devient une réalité.

Le partage des intentions

(…)Tous (les chercheurs) s’accordent d’une façon ou d’une autre pour situer vers neuf mois le début de la communication intentionnelle.

(…) La communication intentionnelle est un comportement de signalisation dans lequel l’émetteur est conscient, a priori, de l’effet que le signal va avoir sur le récepteur et persiste dans son comportement jusqu’à ce que l’effet recherché soit obtenu ou que l’échec soit patent. (…) Peu après l’âge de neuf mois, on peut constater le début de plaisanteries et de taquineries de la part du nourrisson. 

Le partage des états affectifs.

Entre l’âge de neuf et douze mois, quand le nourrisson commence à partager ses actions et ses intentions concernant des objets et à échanger des propositions sous forme prélinguistique, l’échange affectif reste le mode prédominant et la substance de la communication avec la mère.   175

 

(Pour la suite, voir : Accordage Affectif ; Intersubjectivité ; Représentations d’Interactions Généralisées ou R.I.G.) 

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Petit commentaire.   

Dans les expérimentations de Daniel Stern, seuls sont issus de cet ensemble le bébé à ses différents âges et sa mère. Il est clair qu’on peut substituer à la mère tout autre personnage clé qui prend soin intimement et durablement de l’enfant.  

Il n’est pas de bon ton au XXIème siècle en France de parler des mères. Les boucliers se lèvent, les accusations pleuvent. Mais comment nier l’impact des premières relations sur la vie future de chacun ? Pour le meilleur et pour le pire, chacun dépend toujours et surtout dans le début de sa vie, de ceux qui en ont la responsabilité. Le bébé ne voit que ceux qui se penchent sur lui et le maternent, lui parlent, le prennent. Il ne connaît son environnement et lui-même qu’à travers ses relations fondamentales et son environnement physique.

Observation récente et banale :

Un bébé de 2 mois pris dans les bras par une personne amie qu’il n’a jamais vue, la regarde sans sembler la voir, son corps un peu tendu et sans expression manifeste. S'approche en parlant son frère de 4 ans. Le bébé tourne la tête vers lui et sourit. Le bébé s’agite un peu. Sa maman arrive et le prend doucement. Instantanément le bébé cherche à téter. Le bébé de deux mois « sait » parfaitement qui fait parti de sa vie, qui le rassure et le soigne.  

 

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Angoisses et Phobies. De l'adulte à l'enfant dans la psychanalyse.

Freud, Mélanie Klein et auteurs actuels.

Brigitte Algranti Fildier

Exposé au Journées d'Etude de L'Association Traversées Freudiennes, octobre 2012 

 

Pour suivre l’évolution de la pensée de Freud concernant l’angoisse et la phobie, et la restituer ici, je vais d’abord citer son ouvrage intitulé Inhibition, Symptôme et Angoisse, publié en 1926, Dans un deuxième temps, je parlerai de l’apport fondamental de Mélanie Klein sur les angoisses précoces et les phobies s’y rapportant. Pour élargir ensuite et donner les jalons de la pensée psychanalytique actuelle à travers l’apport successif d’auteurs notables ayant exploré les vécus et angoisses archaïques utiles dans notre recherche sur les phobies. Une petite annexe clinique agrémentera, je l’espère, cette exploration théorique encore bien ardue malgré nos efforts. L’idée générale de cet exposé est de partir du champ ouvert par Freud sur les prémisses de l’angoisse de castration dont l’importance est mise en évidence en 1924 pour aller plus loin avec l’aide d’auteurs postérieurs qui nous emmènent dans les profondeurs archaïques du psychisme.

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I.  S. Freud

Dans Inhibition, Symptôme et Angoisse, Freud reprend pour la réviser sa première théorie de l’angoisse développée en particulier dans L’Introduction à la Psychanalyse en 1916-1917, et dans bien d’autres ouvrages antérieurs à 1924. Il rappelle son analyse de la phobie d’un enfant de 5 ans, Hans, (publié en 1909) et de l’Homme aux loups (de 1914). Ce texte chemine pas à pas depuis les notions d’inhibition et de symptôme dans l’exploration de l’angoisse et de ses modes d’expression dans différents registres névrotiques. Pour rester dans cette étude de l’angoisse, je relèverai dans ce texte comment Freud, dans un mouvement d’avancée régrédiente, va faire émerger l’angoisse de castration puis des formes de l’angoisse qui précèdent dans l’histoire de la vie psychique l’angoisse de castration, à savoir l’angoisse de la perte de l’objet et l’angoisse de la naissance. Dans les avancées de son étude, Freud ira jusqu’à entrevoir ce que Winnicott et d’autres développeront plus tard de l’action de l’environnement sur l’apparition et le développement de l’angoisse. Même s’il se centre bien sûr sur la vie psychique du sujet, il ne néglige pas, dans ses questionnements sur l’étiologie des névroses de pressentir et de laisser à la postérité le soin de développer le rôle de l’objet et de l’environnement.

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Freud en passe donc là par trois étapes : la compréhension des inhibitions du moi, des symptômes puis directement de l’angoisse.

L’inhibition, d’abord, est étudiée comme retrait de la libido dans différentes fonctions.

Dans les inhibitions névrotiques « l’analyse nous en montre la raison dans une érotisation trop forte des organes intéressées par cette fonction (…) Le moi renonce à des fonctions qui sont à sa disposition (…) afin d’éviter un conflit avec le ça. » (p  4) 

« D’autres inhibitions se produisent visiblement au service de l’autopunition. (…) Dans ce cas, le moi renonce également à ces activités pour ne pas entrer en conflit avec le surmoi. » (p 5) C’est le cas des angoisses de la névrose obsessionnelle.

Nous voyons déjà que, dans ce texte, Freud montre que l’angoisse peut se rapporter à différentes névroses (hystériques, obsessionnelles, phobiques…).

Le symptôme, lui, « serait le signe et le substitut d’une satisfaction pulsionnelle qui n’a pas eu lieu : il serait un résultat du processus de refoulement. » (…) « Le refoulement vient du moi qui refuse, éventuellement sur l’ordre du surmoi, de coopérer à un investissement pulsionnel qui a pris naissance dans le ça. » (p 7). 

Mais alors : quel est le destin de la motion pulsionnelle qui a été activée dans le ça, qui a été refoulée, mais qui vise à la satisfaction ?

Freud reprend sa description antérieure pour la corriger. Quelques années auparavant, Freud donnait donc comme réponse que le plaisir attendu de la satisfaction était transformé automatiquement par le processus de refoulement en déplaisir ou angoisse. Mais ici, en 1924, Freud repousse en partie cette conception antérieure. Il pense maintenant que « l’angoisse n’est pas produite, lors du refoulement, comme une manifestation nouvelle à chaque fois, mais reproduit, sous forme d’état d’affect, une image mnésique préexistante. » (p 9) L’angoisse, l’affect par excellence, serait la réactivation de l’affect associé à des événements traumatiques anciens gardés sous forme d’images mnésiques, et serait suscitée par la situation de danger.

Des refoulements originaires conditionnés lors de ces événements traumatiques anciens par des facteurs quantitatifs, comme la force excessive de l’excitation et l’effraction du pare-excitation auraient été accomplis et exerceraient sur la nouvelle situation leur influence attractive.

Il est important, je crois, de noter cette notion d’effraction du pare-excitation, définition même du traumatisme.

Dans la phobie du petit Hans l’angoisse du cheval est le symptôme, l’incapacité d’aller dans la rue est un phénomène d’inhibition, une limitation que le moi s’impose pour ne pas éveiller le symptôme d’angoisse. Et Freud met en évidence le conflit œdipien. Je n’y reviendrai pas.

Pourtant, la phobie du petit Hans garde encore pour Freud, dit-il, bien des mystères. Tous les éléments n’en sont pas compréhensibles, et l’on peut penser que ses liens personnels avec les parents de Hans ne lui permettent pas de chercher plus avant.

Freud va alors chercher pour comprendre mieux le phénomène de l’angoisse, du côté de l’Homme aux Loups. (« A partir d’une histoire d’une névrose infantile ») (Pour rappel, Sergueï, 23 ans, souffre de ce que Freud décrit comme une névrose obsessionnelle. Dans la description de ce cas, il se centre sur les quatre premières années de la vie de Sergueï et va déceler que l’enfant a subi une accumulation de traumatismes à cette époque avec l’observation d’une scène primitive à l’âge de un an et demi, une menace de castration de la part de sa nurse environ un an plus tard, la séduction par sa sœur à l’âge de trois ans et trois mois, le rêve traumatique des loups à l’âge de quatre ans, le surgissement de ses symptômes obsessionnels six mois plus tard et des hallucinations à l’âge de 5 ans.)  Dans sa reprise rapide du cas en 1926, il explique le choix des loups dans le rêve traumatique par le fait que « le père de Sergueï avait, en jouant, mimé le loup et l’avait menacé, pour rire, de le dévorer » (p 23)

« Etre dévoré par le père fait partie d’un fond archaïque et typique de l’enfance » dit Freud qui pense que cette dévoration « est l’expression dégradée par régression d’une motion tendre passive, qui représente le désir d’être aimé par le père comme objet au sens de l’érotisme génital. » (p 24)

Les deux motions pulsionnelles frappées – agression sadique contre le père et attitude de tendresse passive envers lui – forment un couple d’opposés. (…) Il s’agit chez Hans d’un processus de refoulement qui porte sur à peu près toutes les composantes du complexe d’Œdipe, sur la motion hostile comme sur la motion tendre à l’égard du père, et sur la motion tendre envers la mère. »  (pp 24 – 25)

« Chez le Russe », écrit-il plus loin, « le rapport à l’objet féminin s’est trouvé perturbé par une séduction précoce ; le côté passif, féminin, est chez lui très développé, et l’analyse de son rêve au loup révèle peu d’agressivité intentionnelle à l’endroit du père mais, en contrepartie, prouve de la manière la moins équivoque que le refoulement porte sur l’attitude passive tendre envers le père. »  (p 26)

Les deux cas restent donc différents, « voire antithétiques », il faut donc chercher ailleurs. Quel est le lien entre les deux cas ?

« Nous croyons connaître », répond Freud, « le moteur du refoulement dans les deux cas et nous voyons son rôle confirmé par le cours que prend le développement des deux enfants. Il est dans les deux cas le même : l’angoisse devant une menace de castration. » (p 26)

Il arrive alors à un « résultat inattendu ». « (…) L’angoisse de castration est le moteur du refoulement. (..) L’affect d’angoisse, qui constitue l’essence de la phobie, n’a pas pour origine le processus du refoulement, ni les investissements libidinaux des motions refoulées, mais le refoulant lui-même (…) Ici, c’est l’angoisse qui produit le refoulement et non pas, comme je l’ai pensé jadis, le refoulement qui produit l’angoisse. »  (p 27)

« Chacune des trois névroses  (hystérie d’angoisse, hystérie et névrose obsessionnelle) a pour issue », conclut-il, « la destruction du complexe d’Œdipe et nous admettons que dans toutes trois l’angoisse de castration est ce qui conduit le moi à se dresser contre le processus pulsionnel du Ca. » (p 45)

Mais « est-il établi que l’angoisse de castration soit l’unique moteur du refoulement (ou de la défense) ? » se demande Freud (p 45)

Freud va alors rechercher l’existence d’angoisses antérieures à l’angoisse de castration et qui pourraient en constituer les prémisses à des stades plus précoces de l’organisation de la libido. (Et j’en suis arrivée à l’essence ce mon intervention).

Passant par le rappel des névroses traumatiques, il va en isoler deux : l’angoisse de la perte de l’objet et l’angoisse de la naissance (à côté de l’angoisse de dévoration par le père vue plus haut).

Pour lui l’angoisse de la perte de l’objet suivrait les premières expériences de séparation. (p 53) Lors des expériences traumatiques, « le pare-excitation externe est rompu et des quantités trop grandes d’excitation accèdent à l’appareil psychique. » L’angoisse pourrait susciter le refoulement et les autres processus de défense qu’il va étudier dans les trois névroses, mais pourrait aussi être suscitée, comme dans la première théorie, par l’énergie libidinale refoulée. Les deux sont possibles.

Ainsi, « le moi a été préparé à la castration par des pertes d’objet régulièrement répétées et l’angoisse apparaît comme la réaction à une perte, à une séparation. » (p 54) Mais l’expérience de la naissance, elle, n’est pas admise par Freud comme un vécu de séparation, elle ne peut avoir encore aucun contenu psychique, le fœtus ne pouvant être que narcissique et ne pas concevoir la mère comme un objet. Pourtant, elle peut posséder un caractère traumatique, comme il le reprendra plus loin, et représenter l’« expérience-prototype » rappelée lors d’un affect d’angoisse. Le sujet ne peut en avoir gardé que des sensations tactiles et coenesthésiques. Mais Freud n’ira pas plus loin sur cette question, laissant explicitement à la postérité le soin de faire des recherches sur les effets possibles en après-coup de situations de naissance dramatiques sur l’existence d’angoisses particulières et de phobies chez les sujets.

Ultérieurement (après la naissance), continue Freud, « avec l’expérience qu’un objet extérieur, perceptible, est susceptible de mettre fin à la situation dangereuse qui évoque celle de la naissance, le contenu du danger se déplace de la situation économique à ce qui en est la condition déterminante : la perte de l’objet. L’absence de la mère est désormais le danger à l’occasion duquel le nourrisson donne le signal d’angoisse, avant même que la situation économique redoutée ne se soit instaurée. » (p 62)

« L’angoisse de castration, qui survient à la phase phallique, est aussi une angoisse de séparation soumise à la même condition déterminante de perte de l’objet. Le danger est ici la séparation de l’organe génital.» (p 63)

Le contenu de la situation de danger continue ensuite à se modifier. « Nous avons suivi sa transformation de la perte d’objet maternel à la castration ; le pas suivant est provoqué par la puissance du surmoi. » (p 64) L’angoisse de castration évolue en angoisse morale, en angoisse sociale. « La forme ultime que prend cette angoisse devant le surmoi est l’angoisse de mort, l’angoisse devant le surmoi projeté dans les puissances du destin. » p 64

Nous voyons bien là les liens qui peuvent s’établir entre les angoisses archaïques et les angoisses œdipiennes.

« Le danger de la détresse psychique correspond à l’époque de l’immaturité du moi et, de même, le danger de la perte de l’objet correspond à l’état de dépendance des premières années de l’enfance, le danger de la castration à la phase phallique et l’angoisse devant le surmoi à la période de latence. Mais, toutes ces situations de danger, et toutes ces conditions déterminants l’angoisse peuvent persister côte à côte et inciter le moi à réagir par l’angoisse à des époques postérieures aux époques adéquates, ou plusieurs d’entre elles peuvent entrer en jeu simultanément. » (p 67)

 

Au terme de cette recherche sur l’angoisse, Freud en arrive à dire « que nous ne risquons pas de donner l’angoisse de castration comme le moteur unique des processus de défense qui mènent à la névrose. » (p 67) Cela nous permet d’élargir la dimension strictement sexuelle de l’angoisse à d’autres dimensions qui s’axent sur le rapport à un objet libidinal : l’angoisse de la perte de l’objet, et sur les objets intériorisés inscrits dans le surmoi.

Dans ces névroses, « Comme il est certain qu’il y a une affinité élective entre l’hystérie et la féminité, comme entre la névrose obsessionnelle et la masculinité, nous ne sommes pas loin de supposer que la perte d’amour joue dans l’hystérie, comme condition déterminant l’angoisse, le même rôle que la menace de castration dans les phobies, et que l’angoisse devant le surmoi dans la névrose obsessionnelle. » (p 68)

Dans tous les cas, « l’angoisse serait le phénomène fondamental et le problème capital de la névrose. » (p 69)

« Le petit être de la toute première enfance n’est affectivement pas équipé pour maîtriser psychiquement les grandes quantités d’excitation qui lui arrivent de l’extérieur ou de l’intérieur. A une certaine époque de la vie, ce qui est d’un intérêt primordial, c’est bel et bien que les personnes dont on dépend ne retirent pas leur tendre sollicitude. Plus tard, quand le petit garçon ressent le père si puissant comme rival par rapport à la mère, lorsqu’il s’aperçoit des tendances agressives qu’il nourrit contre lui, et des intentions sexuelles qu’il a envers la mère, il a bien raison d’avoir peur de son père et l’angoisse d’être puni par lui peut, renforcée par le facteur phylogénétique, se manifester comme angoisse de castration. Avec l’entrée dans les rapports sociaux, l’angoisse devant le surmoi, la conscience morale, devient une nécessité, et le défaut de ce facteur est la source de conflits et de dangers graves, etc. » (p 72)

Les névrosés se comportent comme ces enfants continue Freud.

Pourquoi ? se demande encore Freud (p 73) et cette question va introduire pour nous les développements des auteurs ultérieurs.

Pour lui, les dangers sont les mêmes pour chaque individu. (p 77) Pourtant, il admet déjà que « le traumatisme de la naissance atteint chaque individu avec une intensité différente et (que) la violence de la réaction d’angoisse varie avec la force du traumatisme. » (p 78) Mais nous ne disposons, dit-il, d’aucune bonne étude établissant une relation incontestable entre une naissance difficile et prolongée et le développement d’une névrose.  (p 79) Et il appelle une telle étude de ses vœux. (p 80)

« De toute façon, une réponse positive à ces recherches n’invaliderait pas pour autant l’importance étiologique des pulsions sexuelles (…) La doctrine psychanalytique en effet nous réserve le droit d’affirmer que celui qui n’a pu maîtriser les premiers dangers échouera nécessairement dans les situations de danger sexuel qui surgiront plus tard, et sera de ce fait acculé à la névrose. » (p 80)

Il introduit là le processus de répétition. « Un processus de refoulement a lieu, puis une nouvelle motion pulsionnelle survient dans le cours du développement, et cette nouvelle motion pulsionnelle tombe alors sous l’influence du processus de répétition (p 81) comme si la situation de danger qui a été dépassée existait encore. Les difficultés réelles renforcent ce processus.

Telle est bien l’origine de la fixation du refoulement ainsi que du maintien de la situation de danger devenue inactuelle. » (pp 81-82)

« Lorsque, dans l’analyse, continue Freud, nous apportons au moi l’assistance qui peut le mettre en état de supprimer ses refoulements, il retrouve son pouvoir sur le ça refoulé et peut laisser les motions pulsionnelles suivent leur cours, comme si les anciennes situations de danger n’existaient plus. (…) Notre thérapeutique doit se contenter m’amener plus vite, plus sûrement, à moindre frais, l’issue heureuse, qui serait intervenue spontanément dans les situations favorables. » (p 82)

Je cite aussi ce passage pour souligner le projet thérapeutique de la psychanalyse freudienne.

Dans les étiologies des névroses, il y aurait aussi intervention de la constitution héréditaire. (p 79), et trois facteurs seraient à concevoir dans cette optique étiologique : un facteur biologique, un facteur psychogénétique et un facteur purement psychologique. 

Le facteur biologique est lié à l’immaturité du petit homme le mettant dans un « état de détresse et de dépendance prolongée. »  (p 83)

Le facteur phylogénétique est représenté par le développement progressif de la libido et la sexualité infantile. (p 83) Et c’est le danger pulsionnel interne.

Le facteur psychologique est lié à l’imperfection de l’appareil psychique l’amenant à traiter les motions pulsionnelles comme des dangers face auxquels le moi ne peut que restreindre sa propre organisation et tolérer la formation de symptômes en contrepartie des dommages qu’il cause à la pulsion.

Freud estime ne pas pouvoir aller plus loin alors sur cette question de l’étiologie des névroses.  

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II. Mélanie Klein

Mélanie Klein, au début de ses travaux, vers 1920, adopte complètement les découvertes freudiennes. Elle met progressivement au point une technique d’analyse d’enfant à partir de l’intuition que le jeu des enfants est un équivalent de l’association libre des adultes. Elle publie ses premières théorisations rassemblées dans son ouvrage intitulé « La Psychanalyse des enfants » et publié en 1932 Elle y met en évidence la fréquence encore insoupçonnée de l’angoisse et de la culpabilité chez l’enfant.

En 1932, elle étudie les angoisses névrotiques. Elle reprend la première puis la deuxième théorie de l’angoisse, l’importance dans celle-ci de l’angoisse de castration. Elle explore la vie imaginaire de l’enfant et se centre sur elle, faisant peu cas de l’environnement même si elle pose quelques questions à ce sujet. Il faut dire qu’un des premiers enfants analysés par elle dont nous allons parler s’avèrera être le sien.

Chez l’enfant, dit-elle, l’angoisse précède invariablement la formation des symptômes. (p 17) et l’échec du refoulement entraîne la formation de symptômes.

Devant les inhibitions névrotiques, l’analyse doit rétablir le plaisir primaire de l’activité estime-t-elle. (p 16)

Pourquoi, se demande-t-elle, une personne en bonne santé peut-elle décharger sous forme d’inhibition ce qui, chez une autre, conduit à la névrose ?

La réponse est pour elle dans les facteurs constitutionnels.

La capacité d’utiliser une libido superflue dans l’investissement des tendances du moi est assimilée par elle à la capacité de sublimer. Et une personne en bonne santé l’est alors à cause de sa plus grande capacité de sublimation, dés un stade très ancien du développement de son moi.

L’angoisse de castration, grande vague d’angoisse, serait augmentée de l’angoisse déjà existante issue des refoulements antérieurs. (p 19)  Pour Mélanie Klein, l’angoisse de la naissance est une angoisse de castration.

Elle prend l’exemple d’un enfant (qui donc s’avèrera être le sien !) qui, quand il était sur la glace, craignait que celle-ci ne cède sous son poids ; il craignait aussi de tomber dans un trou qu’il y aurait sur un pont. Pour elle, ces angoisses proviennent de l’angoisse de la naissance. Et aussi, sur un autre plan, que ces angoisses proviennent du désir de retourner à l’intérieur de la mère au moyen du coït, ce désir éveillant la peur de la castration. Ainsi, les frayeurs nocturnes survenant à l’âge de deux ou trois ans correspondraient à « de l’angoisse qui se libère lors du premier stade du refoulement du complexe d’Oedipe, et dont la liaison et la décharge ont lieu plus tard et sont effectuées de diverses manières. » (p 20)

Dans les phobies, à la différence des inhibitions, c’est seulement le contenu idéationnel qui cède la place, par déplacement, à une formation substitutive, sans que la somme d’affect disparaisse. (p 21) L’inhibition, au contraire, serait donc encore une fois le témoin d’un refoulement réussi (et d’une sublimation non réussie).

Pour elle, la fixation aux scènes et aux fantasmes « primitifs » est décisive dans la genèse de la névrose. (p 28) Le coït comme scène primitive est particulièrement soulignée par elle. Le désir du coït avec la mère est le fantasme retrouvé par elle dans la majorité des manifestations de l’enfant, avec l’angoisse de castration comme corollaire. Des phobies de la nourriture pourraient être analysées comme sous tendues par des fantasmes de fécondation par la bouche, la peur du chemin de l’école représentée par une rue plantée d’arbres qui pourraient tomber sur l’enfant correspondrait à ses fantasmes de couper le grand pénis du père et donc d’être puni par lui… (p 32) Les inhibitions comme les phobies prennent leur source dans ces fantasmes sexuels génitaux. (p 39) Il y aurait, chez l’enfant phobique, un désir de tuer les bébés dans le ventre de la mère et, dans le transfert de ces enfants, de l’envie, de l’agressivité, de la culpabilité et un besoin de réparation. S’y expriment là des fantasmes et angoisses liées aux positions schizo-paranoïde puis dépressive (je vais revenir bientôt à ses notions pour les expliciter.). La destructivité projetée sur les parents introjectés constitue la menace interne, à l’origine des phobies. La phobie exprime une destructivité liée à l’agressivité dirigée contre l’imago paternelle, destructivité dont la violence serait à l’origine d’une angoisse massive qui devient à son tour persécutrice.

« L’analyse des jeunes enfants est alors utile, non pour modifier les facteurs constitutionnels qui ne sont pas modifiables, mais pour substituer la sublimation au refoulement et dévier ainsi la route de la névrose vers celle qui mène à l’épanouissement des aptitudes. » (p 43)

A partir de 1932, ses recherches l’amènent à conceptualiser le développement de l’enfant. Elle construira progressivement les notions de position schizo-paranoïde et dépressive, de clivage de l’objet et du moi, de relation d’objet partiel…

Après le déjà noté ouvrage intitulé « La Psychanalyse de l’Enfant » de 1932, nous devons noter deux ouvrages fondamentaux : Les Essais de Psychanalyse en 1967 et Envie et Gratitude, en 1968.

Notons toujours que Mélanie Klein reste centrée sur le fonctionnement psychique de l’enfant. Elle explore le domaine sans limite du fantasme et de la relation imaginaire de l’enfant au monde extérieur qu’elle rapporte au corps de la mère.

 

La position schizo-paranoïde.

Pour elle, dans les premiers mois de la vie, la relation du nouveau-né au monde est une relation d’objets partiels : le monde extérieur n’est perçu que d’une façon très partielle, par l’intermédiaire de la relation à la mère, encore loin d’être perçue dans sa totalité. Ce qui est perçu par le nouveau-né dans les alternances de gratifications et de frustration, ce sont les « bonnes » parties de lui-même et de l’objet et des « mauvaises » parties de lui-même et de l’objet. Il y a dans ce domaine des objets partiels un sein idéal, objet du désir de l’enfant, et un sein persécuteur, source de peur et de haine.

L’angoisse primordiale est alors l’angoisse persécutrice ou paranoïde liée à la relation au sein persécuteur, d’où le terme de position paranoïde, plus tard appelée position schizo-paranoïde en raison des mécanismes schizoïdes de clivage.

Ce clivage précoce maintient radicalement séparés le bon objet et le mauvais objet ainsi que les bonnes et les mauvaises parties du moi.

La position schizo-paranoïde correspond pour elle aux quatre premiers mois de la vie. Mais il faut bien noter que cette position, caractéristique des premiers mois, ne disparaît jamais totalement. D’abord, elle oscille avec la position dépressive que nous allons présenter puis, comme les autres positions, elle persiste toute la vie et peut être réactivée à n’importe quel moment. Sa prépondérance cependant caractérise les pathologies paranoïaques et schizophréniques. (Les phobies correspondantes ne sont alors pas d’ordre névrotique.)

Dans cette conception des premiers mois de la vie, les pulsions sadiques et destructrices sont d’emblée présentes et les émotions qui s’y rattachent sont intenses.

Les mécanismes prévalents de cette position (plutôt que phase) sont la projection et l’introjection. Elle conceptualisera plus tard le mécanisme d’identification projective, mieux nommé actuellement projection identificatoire.

Au cours de cette position schizo-paranoïde, le bon objet est idéalisé, le mauvais est un persécuteur terrifiant. Le moi, très peu intégré n’a qu’une capacité limitée de supporter l’angoisse. Il utilise comme défense outre le clivage et l’idéalisation, le déni et le contrôle omnipotent de l’objet.

Le dépassement normal de cette position dépendrait alors de la force relative des pulsions libidinales par rapport aux pulsions destructrices.

 

La position dépressive.

La position dépressive représente une modalité de relation d’objet consécutive à la précédente (mais pas selon un passage radical comme nous l’avons vu, mais plutôt dans une alternance permettant la prépondérance progressive dans le développement normal de la suivante). Cette position dépressive doit être progressivement surmontée au cours de la première année, mais elle peut se retrouver dans le cours de l’enfance et l’âge adulte notamment dans le deuil et les états dépressifs.

Elle se caractérise par les traits suivants : l’enfant est désormais capable d’appréhender la mère comme un objet total. Le clivage entre le bon et le mauvais objet s’atténue, les pulsions libidinales et hostiles tendent à se rapporter au même objet.

L’angoisse, dite dépressive, porte sur le danger fantasmatique de détruire et de perdre la mère du fait du sadisme du sujet. L’objet étant maintenant un objet total, sa perte ou sa menace de perte est ressentie comme une perte totale.

Cette angoisse est combattue par divers modes de défenses (défenses maniaques ou défenses plus adéquates : réparation, inhibition de l’agressivité) et surmontée quand l’objet aimé est introjecté de façon stable et sécurisante. Le sadisme infantile est toujours présent mais moins intense que dans la phase précédente, il risque fantasmatiquement de détruire, d’endommager l’objet et de provoquer l’abandon.

La position dépressive est aussi le moment de la naissance des capacités d’amour. Mais le Moi ne parvient à constituer son amour pour un objet complet qu’en passant par un écrasant sentiment de culpabilité. L’enfant vit maintenant toute son ambivalence, son amour et sa haine à l’égard de l’objet. La position dépressive est un mélange de ces sentiments avec les angoisses persécutrices de la position précédente. Le moi ressent une insécurité constante dans la possession des bons objets.

Le dépassement de ces deux positions se fait dans le développement harmonieux mais il est certain que des régressions à ces positions restent possibles.

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III. Winnicott, Bion et les auteurs post Kleiniens

En recherchant maintenant plus avant les angoisses archaïques des phases précoces du développement de la libido, nous sortons d’une exploration œdipienne des processus névrotiques. Mais ces explorations nous permettront de mieux repérer les angoisses précoces et de mieux « lire comment se superposent, chez le phobique, les données archaïques et les données œdipiennes » comme nous le propose Simone Decobert (p 87 Journal de la psychanalyse de l’enfant, N° 4, 1987.) Les auteurs post-kleiniens nous entraineront dans la découvertes de ces angoisses précoces qui hantent encore tardivement la vie psychique des sujets à fonctionnement psychotique, mais aussi de sujets à fonctionnement limite, et même de sujets à fonctionnement névrotique. 

Juste avant, par souci chronologique, je parlerai des travaux de Donald Winnicott, des angoisses impensables et agonies primitives en choisissant comme référence La Crainte de l’Effondrement. Puis de Wilfred Bion (les terreurs sans nom) qui, comme Winnicott, garde une place à part dans la succession des références.

Cette vue d’ensemble des angoisses archaïques nous permettra de mettre en évidence des états archaïques de la vie psychique qui n’étaient pas soupçonnables du temps de Freud et, pour certains même de Mélanie Klein et qui interviennent dans bien des états phobiques en l’occurrence. Nous pourrons alors aborder la compréhension aussi de phobies particulières liées d’abord et avant l’angoisse de castration à ces angoisses dites archaïques.

 

D.W. Winnicott (publications entre 1941 et 1971, et 1974 posthume) et la crainte de l’effondrement (1974 publication posthume).

Winnicott y reprend son inventaire des angoisses impensables des agonies primitives qu’il nomme aussi angoisses disséquantes primitives, le mot angoisse ici n’étant pas assez fort.

Ces angoisses disséquantes primitives peuvent être de :

Retour à l’état de non-intégration

Tomber à jamais

Perte de la cohésion psycho-somatique

Perte du sens du réel…

Ces angoisses disséquantes sont impensables. Elles existent notamment dans les états autistiques et dans les états schizophréniques qui en montrent les résultats défensifs : désintégration, contractures corporelles, dépersonnalisation, recours au narcissisme primaire…

Nous verrons, après ces travaux de Winnicott, et notamment avec Frances Tustin qu’elles pourront aussi rester réactivables lors de l’éclosion pathologique dans des structurations limites et même névrotiques.

 

Wilfred R. Bion (publications entre 1954 et 1979, et 1997 posthume), à partir d’analyses de patients psychotiques et des situations de petits groupes qui réactivent les angoisses archaïques, a pu conceptualiser la relation contenant – contenu et la fonction alpha de la mère lui permettant d’offrir au bébé sa capacité de rêverie sans laquelle les projections de détresse du bébé ne pourront pas être détoxiquées. « Si la projection n’est pas acceptée par la mère, le petit enfant a l’impression que son sentiment de mourir est dépouillé de toute la signification qu’il peut avoir. Il réintrojecte alors non pas une peur de mourir devenue tolérable, mais une terreur sans nom (…) (1962, « Une théorie de l’activité de pensée », trad. Fr., in Bion Réflexion faite, p 125-135)

 

Esther Bick (trois publications en1968, moins connue en France, en tout cas avant ces dernières années mais fondamentale pour l’abord des vécus primitifs) à partir de l’observation des nourrissons et de l’analyse de jeunes enfants, a pu montrer l’existence chez le nouveau-né puis le nourrisson de vécus agonistiques suscité par de brusques - pour lui - ruptures dans la continuité de la contenance maternelle et dont il cherche à se défendre par des agrippements sensoriels et kinesthésiques, que l’on retrouvera dans les situations d’autisme infantile mais aussi au cœur d’autres pathologies – par exemple dans ce qui est appelé actuellement par une vision symptomatique hyperactivité -  où les agrippements se situent dans la kinesthésie. Ces manifestations sont caractéristiques de la toute première période de la vie où le sujet s’organise en fonction de la position adhésive, préalable aux deux positions de Mélanie Klein.

 

Frances Tustin, (publications de 1972 à 1994) a isolé des angoisses spécifiques de l’autisme infantile (angoisse d’anéantissement, de chute sans fin dans un trou noir, de vidage ou de liquéfaction, d’explosion corporelle, tous liés à des vécus de séparation trop précoce avec le corps maternel) puis  (Le trou noir de la psyché 1989) nous a permis de repérer dans la personnalité « encapsulée » de certains patients adultes, psychotiques, « limites », mais aussi névrosés, des modes de défense contre ces angoisses archaïques.

 

Donald Meltzer (publications entre 1967 et 1985) conceptualisera, dans la même mouvance, la notion de démantèlement, processus de défense précocissime où, pour se protéger automatiquement de ces vécus agonistiques, le nourrisson et encore l’enfant autiste laisse se séparer les différents sens qui commençaient à se rassembler en consensualité pour créer les premiers sentiments d’enveloppe. Dans le démantèlement, les différents sens se démantèlent comme un château se décomposerait en ses différentes pierres qui ne seraient plus soudées entre elles, tandis que le sujet s’agrippe à un seul sens pour s’arrêter de chuter dans le trou noir de l’anéantissement.

 

Les recherches théorico-cliniques de ces trois auteurs Bick, Meltzer et Tustin restent très liées entre elles et s’étendent des années 1950 jusqu’à nos jours. Je veux aussi rappeler que Piera Aulagnier aura plusieurs années coopéré avec en l’occurrence Bick et Meltzer pour l’approfondissement de la compréhension d’états psychiques particuliers de patients adultes psychotiques (les sensations hallucinées.)

 

Dans cette exploration des angoisses et des phobies, il ne faut pas oublier l’angoisse de l’étranger appelée d’abord angoisse du huitième mois par R. Spitz. Elle a été notée en observant les nourrissons (et non en situation analytique) qui, s’ils vont bien, passent tous par cette étape, plus ou moins bruyante selon, je pense, les expériences précoces. Kreisler, Fain et Soulé l’ont décrite comme étant la première vraie manifestation psychique du sujet. Elle serait sous-tendue par ce que Mélanie Klein a décrit comme le clivage bon/mauvais objet. Sur le visage de l’étranger sont projetés les vécus désagréables liés au mauvais objet intériorisé, tandis que sur le visage de la mère (et son corps) est projeté le bon objet intériorisé. Ce serait une manifestation extérieure de la position schizo-paranoïde. Ses premières manifestations sont d’ailleurs bien plus précoces que l’âge de 8 mois cité par Spitz. L’angoisse de l’étranger peut prendre l’intensité d’une terreur. Elle peut aussi prendre toutes les caractéristiques d’une phobie : angoisse, inhibition, évitement.

 

La perte de l’objet est au centre de ces angoisses.

Bion le disait en parlant des jeunes nourrissons, à la période où la position schizo-paranoïde prédomine : « un sein absent est un sein persécuteur. »

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IV. Pour en arriver aux phobies.

Dans la clinique de l’enfant, nous trouvons différentes sortes de phobies, qui peuvent s’organiser en névrose phobique à l’entrée de l’adolescence.

A côté des phobies névrotiques d’intensité variable : peur du noir, phobies d’animaux, claustrophobie…, on note des phobies plus préoccupantes quant à l’organisation pathologique du sujet : phobies alimentaires, phobies scolaires où l’angoisse de castration recouvre des angoisses plus archaïques liés à la phase schizo-pranoïde : vécus de persécution, d’hostilité de l’ambiance… Il n’y a pas que des phobies névrotiques. 

Il me semble que, dans les cures d’enfants en tout cas, devant les problématiques actuelles, l’accent se déplace des aspects œdipiens, faciles à repérer et à interpréter, aux aspects plus archaïques qui imprègnent le complexe d’Œdipe et dont l’abord demande beaucoup de temps et d’approfondissement. Les aspects traumatiques sont pris en compte avec leur impact intrapsychique en même temps que les processus intrapsychiques eux-mêmes (identifications, projections, identifications projectives – ou mieux projections identificatoires…) 

Je n’entrerai pas plus loin dans l’étude des phobies. Je voulais juste aujourd’hui tracer une traversée dans cette question des angoisses et des phobies depuis Freud jusqu’à nos jours.

 

V. Annexe clinique

Je peux terminer par deux très rapides vignettes cliniques parmi les enfants que j’ai reçus cette année, illustrant une organisation phobique névrotique et une psychopathologie plus limite. 

 

Curtis, 7 ans, vient accompagné par ses deux parents séparés depuis quatre ans. Il souffre de phobies accompagnées d’une terreur que sa mère puisse mourir. Le père est reporter de guerre, la mère journaliste. L’hostilité entre les deux parents est palpable. Curtis vit dans la peur de se retrouver seul et de rester enfermé dans les toilettes ou dans l’ascenseur. L’amie du père avec laquelle il s’était installé vient de mourir d’un cancer foudroyant. La grand-mère paternelle s’est suicidée il y a trois ans dans le cours de l’évolution d’une psychose maniaco-dépressive. La mère reproche au père, ouvertement mais de façon qu’elle pense incompréhensible pour Curtis, de se décharger affectivement sur ses enfants. Quand le conflit parental peut s’exprimer clairement et Curtis être entendu sur ce qu’il ressent face à ses parents, la détente survient. Son conflit œdipien lisible dans ses symptômes et dans ses productions en entretien (dessins, jeux…) peut être interprété puis verbalisé par Curtis qui, étonnamment rapidement, semble le résoudre tandis que son agressivité peut s’exprimer et ses symptômes disparaître.

Curtis est un enfant qui, comme le décrit Simone Decobert, est particulièrement sensible aux affects parentaux, ce qui se manifeste aussi dans le transfert et dans un insight d’une grande qualité. Le contexte est clairement névrotique.    

 

Léa, 8 ans, vient consulter pour de multiples phobies qui la poursuivent depuis la petite enfance : peurs transformées en phobies avec crises d’angoisse : du noir, des bruits intempestifs tels l’aspirateur, la sonnerie du téléphone, le bip du fax, les travaux, de la chasse d’eau (du bruit et des monstres qui arrivent par elle), de tomber dans un trou, que le plafond lui tombe sur la tête, de la couleur bleue à la télévision, des algues au bord de la mer… Elle est dite hyperactive, surdouée et dyspraxique, ce qui au niveau symptomatique est avéré, mais qui recouvre son fonctionnement limite.

Léa est née de façon dramatique d’une mère attentive et chaleureuse et d’un père qui avait déjà et a toujours une autre famille et ne vit pas avec elles mais vient souvent. Les deux premiers enfants de son père, dont l’un est adulte et a un enfant, ont toujours refusé de voir Léa. 

Léa a vécu une souffrance fœtale grave, un accouchement aux forceps avec blessures ouvertes, un arrêt cardiaque, une réanimation, des convulsions au premier jour de vie de type spasmes en flexion, des examens traumatiques, une intolérance grave au lait maternel. Dés ses six mois, les bruits intempestifs tels ceux décrits la faisaient se figer de peur.

Chez Léa, la problématique œdipienne est nette mais passe loin derrière la persistance d’angoisses archaïques agissantes. Léa est une petite fille de très bon contact, gentille, sans aucun mouvement agressif, et en agitation perpétuelle, très vive d’esprit et percutante, passant d’une activité - brève mais riche -  à l’autre. A l’école, elle cherche en permanence une relation de proximité avec les autres enfants, se fait facilement manipuler. La mère est tout à fait adaptée et contenante. Elle a pu dépasser les impacts traumatiques pour elle aussi de la naissance de sa fille, mais la situation familiale est source d’angoisses pour Léa qui supporte mal les absences de son père.

En séance, elle s’intéresse aux processus psychiques, réagit finement aux interprétations. Dans le début de la thérapie, elle passe du temps à habiller chaudement et couvrir à outrance une poupée allongée dans un couffin, bientôt enfoncée sous les draps, couvertures et bonnet, et à la maison prend une attitude régressive que sa mère n’avait jamais vue : reprend un « doudou », demande des câlins, se love souvent dans le giron de sa mère comme un tout petit. Les angoisses corporelles s’apaisent. (Dans les premières séances, elle m’avait expliqué qu’elle devait faire un effort difficile pour rester assise parce que dans cette position elle voyait des monstres sous ses jambes.) Les éléments hystériques prennent ensuite l’avant de la scène. Elle n’a plus de peur à la maison (mais elle a déjà profité de périodes sans phobies). Dans le transfert, elle cherche l’attention et la protection. Les effractions du pare-excitation du début de sa vie me semblent avoir laissé des traces spécifiques apparentes dans la symptomatologie. Même si la situation œdipienne vient apporter son propre lot de difficultés et de conflits, les angoisses archaïques lui donne sa coloration limite.