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Quatre textes :

· Le premier, intitulé Ferenczi et le Trauma, illustre les effets d’un traumatisme grave sur une personne à la génération atteinte.

·     Le second, L’identification à l’enfant victime, est antérieur. Il est issu de Journée de travail de 1994 à la mairie du IIème arrondissement de Paris, dans le cadre du Service de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent des quatre premiers arrondissements de Paris dans lequel j’ai travaillé douze années. Il a été le fruit d’un travail à plusieurs, chacun prenant un aspect du thème : L’Enfance en danger. Ou Les traumatismes de l’enfance. Comment les comprendre, comment les aborder dans notre pratique ? M’avait été donné celui de L’identification à l’enfant victime.

 A le relire, il me semble être le reflet d’une époque. Nous étions là dans les premières années après la levée d’un tabou : non, les enfants ne sont pas tous bien traités par des parents aimants ; des situations de maltraitance existent. Nous le savions tous cependant (qui n’avait pas eu à lire Poil de Carotte, les Misérables, Vipère au Poing, L’Enfant… ?) mais le voile était encore jeté.

De nos jours (2017), nous le savons tous (bien que…) et des lois ont été promulguées, des actions mises en place. Dans les milieux que je côtoie actuellement, plus personne ne soutiendrait la seule position d’attente. Les signalements sont non seulement devenus des Informations Préoccupantes à une Cellule (La C.R.I.P.) qui leur est dédiée, ils sont devenus des obligations légales auxquelles aucun citoyen ne peut échapper. Mais se pose toujours la même question : séparation ou maintien dans la famille ? Les situations sont si nombreuses qu’elles dépassent toujours les capacités de réponse des Services Sociaux, et bien entendu des services de soin et les enfants sont laissés, sauf rares exceptions, dans leur famille que l’on tente de surveiller et de soigner aussi. Au moins, nous n’entendons plus personne soutenir qu’il ne faudrait créer aucun lien thérapeutique avec l’enfant dans la perspective que ce lien pourrait se rompre. La plupart du temps, d’ailleurs, les services sociaux permettent la continuité des soins commencés.

Mais sommes-nous pour autant totalement libérés du tabou ? Il n’y a qu’à regarder le nombre de Syndrome de Münchhausen par Procuration signalés.

·  Le troisième est intitulé : Du trauma et de ses effets psychiques immédiats à une élaboration de la position de victime. Rôles du thérapeute. Pour une prévention des conséquences transgénérationnelles. Il est assorti de considérations rapides sur la sexualité infantile.

Comme le premier, il est issu du séminaire sur le Trauma. Il a été écrit et présenté en 2001.

- Le quatrième, daté de mars 2022, est une analyse de livre sur les effets de résurgence des traumas massifs dans le processus de l'écriture autobiographique et dans celui de la psychanalyse. 

1. Ferenczi et le Trauma

Ferenczi et le trauma.

 

Cet exposé a été proposé en avril 2001 dans le cadre d’un séminaire de travail du Service de Psychiatrie Infanto-Juvénile d’Orsay, dans lequel quelques praticiens psychiatres et psychologues abordaient la question du Trauma et de ses effets psychiques. Pour ce faire, des textes littéraires, des textes théorico-cliniques étaient interrogés et analysés tandis que des situations cliniques en donnaient de la substance.

 

En voici donc une de mes contributions.

 

Ferenczi et le trauma.

 

Je me propose aujourd’hui de parcourir la construction de la pensée de Sandor Ferenczi sur le Trauma en revisitant ici ses travaux et réflexions décrits jour après jour de l’année 1932 dans son Journal Clinique puis formalisés dans quelques textes, le plus souvent posthumes. Dans le Journal clinique, il part de l’analyse de quelques patients, patientes surtout, et de la mise en place progressive de différentes méthodes dont celle de l’analyse mutuelle. Je ne reprendrai pas celle-ci dans son élaboration progressive puis dans son renoncement, mais dirai seulement qu’avec elle Ferenczi implique totalement son propre vécu –contre-transfert – mais aussi demande à ses patientes de l’analyser lui-même à leur tour afin que dans cette interpénétration, ils puissent ensemble retrouver le vécu traumatique infantile de chacun, y replonger l’un par l’autre, en découvrir les différents éléments constitutifs, les décrire, les comprendre et en tirer de véritables chemins thérapeutiques. Il meurt l’année suivante, laissant derrière lui l’œuvre d’un chercheur inlassable, toujours mû par le besoin de soulager la souffrance des patients bien plus que de construire un édifice théorique reconnu.

 

L’apport de Ferenczi a été longtemps négligé, comme effacé du réel psychanalytique vraisemblablement à la suite de la condamnation de Freud qui avait refusé ce que la théorie de son élève apportait de contradiction et de critique à la sienne. Freud se trouvait en désaccord profond avec certaines modifications de la technique plutôt aventureuses imaginées par Ferenczi. Ainsi, son auteur excommunié, l’œuvre de Ferenczi a été jetée tout entière hors de l’orthodoxie. Mais peu à peu, l’exclu, le clivé, est revenu et continue à revenir.

 

Sandor Ferenczi est né en 1873 en Hongrie. Huitième des douze enfants d’un éditeur juif engagé qui lui a apporté une éducation où prévalaient le culte de la liberté et un goût prononcé pour la littérature et la philosophie, Sandor Ferenczi opte pour la carrière médicale où il se montre très vite un adepte de la médecine sociale. Toujours prêt à aider les opprimés, à écouter les femmes en détresse et à soulager les exclus et les marginaux, il prend en 1906 la défense des homosexuels dans un texte courageux présenté à l’Association médicale de Budapest.

Ayant lu avec enthousiasme L’Interprétation Des Rêves, il rend visite à Freud en février 1908 à l’âge de 35 ans.  Puis il échangera plus de 200 lettres avec lui pendant un quart de siècle. Ce clinicien et chercheur insatiable, admiratif du Maître Freud, a longtemps plu à celui-ci qui le nommait volontiers son « Paladin » ou son « Grand Vizir secret ». En 1908, Ferenczi découvre l’existence du contre-transfert que bientôt Freud conceptualisera pour en faire un enjeu essentiel dans la situation analytique.

Mais progressivement, de plusieurs façons, le fossé se creuse entre les deux hommes jusqu’à en venir à une divergence irrémédiable. Ferenczi, moins attiré que Freud par les constructions théoriques, cherche dans la psychanalyse le moyen de soulager la souffrance de ses patients sans essayer de s’en protéger. Il reproche bientôt aux analystes une « hypocrisie » professionnelle préjudiciable. Loin de toute construction défensive, il s’implique et se met en question à chaque moment. Il ne peut accepter le désintérêt affirmé de Freud pour l’aspect thérapeutique de la psychanalyse. De son côté, Freud, conscient de son propre génie, se montre de plus en plus implacable avec ses adversaires. La logique de ses constructions doctrinales ne conçoit nulle contradiction. L’édifice doit tenir et les détracteurs être effacés.   De plus, certaines pratiques de Ferenczi, mêlant vie privée et vie professionnelle – analyse de sa maîtresse, puis de la fille de celle-ci avec laquelle il veut ensuite fonder une famille…- sont inacceptables pour Freud. Ferenczi, entre 1914 et 1916, se fait lui-même analyser par Freud qui agit, à son tour alors, comme un père autoritaire en cherchant à intervenir directement dans sa vie privée, le contraignant à épouser sa maîtresse et à renoncer à la fille de celle-ci. A la suite de ces morceaux d’analyses, Ferenczi se vit comme dépouillé de ses passions et de ses enthousiasmes, moins instable, moins sujets aux dépressions, plus normal, plus ordinaire, moins intéressant en somme. Mais il continue sa pratique et ses recherches.

Partisan d’expériences techniques jugées déviantes, il se verra alors entraîné dans un mouvement insurrectionnel, sans pour autant jamais renoncer à convaincre « le maître » et à reconquérir son affection. Mise en acte d’une technique active, invention de l’analyse mutuelle, et retour aux sources de la notion de trauma pour la revisiter à la lumière de ses expériences d’analyste mais aussi à la lumière d’une expérience personnelle, suggérée à plusieurs reprises dans son journal, d’actes de séduction dont il aurait lui-même été victime dans son enfance. C’est ainsi que l’année précédant sa mort, il donne des descriptions et théorise sur le traumatisme dans un tout petit nombre de textes : son Journal Clinique de 1932, son article : « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et de la passion » exposé au XIIème Congrès International de Psychanalyse en septembre 1932, et cinq notes rassemblées sous le titre global de « Notes et Fragments » en 1931 et 1932 dont certains ont été encore regroupés sous le titre « Réflexions sur le traumatisme ». Hormis le Journal Clinique constituant un ouvrage à part, tous ces textes peuvent être trouvés dans le tome IV des œuvres complètes parues chez Payot en 1982. (Effet traumatique de la haine maternelle ou du manque d’amour dans Notes et Fragments ; Traumatisme et aspiration à la guérison en 1930 ; Traumatisme et angoisse en 1931 ; A propos de la commotion psychique en 1932).

 

Je voudrais rappeler maintenant très succinctement, pour comprendre les raisons du rejet de la théorie de Ferenczi par Freud, les étapes d’une sorte de théorie du traumatisme chez ce dernier :

Tout d’abord, la théorie de la séduction entre 1892 et 1897 dans laquelle le traumatisme retrouvé chez les hystériques est toujours sexuel puis, en 1897, le rejet de cette première théorie de la séduction, au profit de la notion de fantasme inconscient.

L’axe ensuite de la névrose traumatique, des névroses de guerre, de la compulsion de répétition, avec en 1920, l’hypothèse d’une polarité pulsion de vie / pulsion de mort, le conflit n’étant plus situé entre le sujet et le monde extérieur mais resitué à l’intérieur de la psyché.

Le troisième axe, celui de la théorie de l’angoisse. L’angoisse automatique est décrite comme la réponse spontanée de l’organisme à une situation traumatique, définie comme un afflux non maîtrisable d’excitations, trop nombreuses ou trop intenses. L’angoisse est alors signal mis en action par la Moi devant une situation de danger. Cette angoisse-signal reproduit sous forme atténuée l’angoisse automatique vécue primitivement par le Moi infantile dans une situation traumatique. Et Freud en arrive à la détresse du nourrisson en dépendance totale à l’égard de l’objet et de son rôle de pare-excitation. Le rôle de l’objet est là à peine esquissé, et plutôt présenté comme devant atténuer les chocs et pouvant faillir dans ce rôle – et encore. Mais la participation directe des adultes sur l’angoisse de l’enfant est tout bonnement écartée, comme le sera l’apport de Ferenczi qui vient bouleverser trop vite cette construction finie.

Mélanie Klein, après Freud, développe ses recherches dans le sens des angoisses précoces axées uniquement sur le fonctionnement psychique en tant que tel, pur de toute influence pathogène extérieure, insistant sur cette innocence des parents et en particulier des mères.

Il faut donc attendre Winnicott avec la parution en 1958 de l’ouvrage : « De la Pédiatrie à la Psychanalyse » puis Bion pour que le rôle de l’environnement retrouve une place honorable dans « la théorie » analytique.

Quant aux travaux et écrits de Ferenczi, terminés en 1932, année précédant sa mort, ils réapparaissent dans la psychanalyse orthodoxe à partir seulement de 1969. De banni, Ferenczi revient discrètement, sans violence mais avec une force enfin imposante.

 

Avant d’arriver au cœur du sujet, je me permets encore une petite digression. Dans leur Vocabulaire de la Psychanalyse de 1967, Laplanche et Pontalis attribuent la description de la notion d’ « identification à l’agresseur » à Anna Freud en 1936. Ils citent bien l’existence de cette expression chez Ferenczi mais en en restreignant drastiquement la place et la portée. Pour eux, Ferenczi n’a employé cette expression que dans le cas particulier d’agression sexuelle sur un enfant. La lecture des textes de Ferenczi dément totalement cette restriction. S’il décrit beaucoup avec ses patientes les effets d’agressions sexuelles de l’enfance, il aborde également bien d’autres types de traumatismes d’un enfant face à la violence d’un adulte que celui-ci en soit conscient ou non (situation d’éducation où les sensations d’un enfant sont niées par intimidation, sevrage brutal, colère explosive et inattendue d’un adulte, maladie mentale d’un parent ou encore situations de ce que nous nommerions aujourd’hui carence de soins, avec par exemple, un enfant qui n’est pas correctement nourri et souffre de la faim d’une manière qui devient insoutenable.)

Enfin, si quelques auteurs ont développé plus tard cette notion (Anna Freud, Mélanie Klein avec la notion d’« identification projective », jusqu’à d’autres plus récents – Jean Begoin par exemple) personne comme Sandor Ferenczi n’en a apporté une explication convaincante. Lui seul décrit le mécanisme du choc, ses effets immédiats, les moyens d’urgence mis en place pour survivre, et montre par là comment notamment un mécanisme d’identification à l’agresseur peut s’inscrire au cœur de la psyché pour œuvrer ensuite toute une vie. Mais voilà, Ferenczi, décrivait bel et bien aussi le choc que pouvait représenter une agression directe d’un adulte sur un enfant et pouvait alors remettre trop précocement en question les idées de la société de l’époque et le statut du fantasme cher à Freud et à ses élèves.

 

Enfin, les descriptions de Ferenczi dans la Confusion de Langue… redonnant à l’enfant agressé le statut d’un innocent  qui ne parle que le langage de la tendresse face à un adulte qui lui répond dans celui de la passion remettaient peut-être encore dangereusement en question le petit pervers polymorphe de Freud.

 

Je donnerai ainsi quelque aperçu des ravages faits par cette négation de la réalité des traumas dans et par la psychanalyse : certains adultes pervers peuvent encore de nos jours en tirer profit, tel ce père qui avait réussi à se laver de toute accusation portée sur lui par sa fille de cinq ans et qui me disait, souriant et doucement insinuant, après avoir été disculpé : «  Ce n’est pas à vous que je vais apprendre, n’est-ce pas, que les enfants ont des désirs… »

Plongeons maintenant dans le Journal Clinique écrit entre le 7 janvier et le 2 octobre 1932.

 

Tout au long de ce journal, Sandor Ferenczi va construire une ou même plusieurs théories du trauma, complémentaires et remaniées plusieurs fois. Il s’agissait pour moi de retrouver ces passages, de les regrouper en différents temps et différents niveaux… Mais je me contenterai ici de la description du choc et de ses conséquences sans ou très peu faire de déviations sur les moyens thérapeutiques voire préventifs élaborés peu à peu, ni sur les notes concernant Freud. Mais je ne peux que renvoyer chacun à cet ouvrage irremplaçable qui en est émaillé.

 

Dés le 12 janvier du Journal, nous sommes entraînés dans une histoire plutôt terrifiante que nous aurions peut-être la tentation, nous aussi, de mettre en doute. Il s’agit d’une patiente qui, affirme Ferenczi, a subi plusieurs traumatismes successifs : à l’âge de un an et demi : droguée et violée une première fois ; à l’âge de cinq ans, nouvelle agression sexuelle encore par la père ; et à l’âge de 11 ans et demi choc brutal et paradoxal suscité par l’abandon soudain par le père tortionnaire qui, en cadeau d’adieu, « utilise ce qui lui reste d’influence pour imprimer indélébilement dans l’enfant la conscience de sa propre souillure, de son manque de valeur et de son abjection. »

Et voilà ce que décrit Ferenczi des réactions de sa patiente enfant :

Au cours du premier choc : « Au moment de s’évanouir, soudaine perception du mal, sentiment de déception et de détresse totales, peut-être aussi sentiment temporaire de l’inefficacité de tout recours à sa propre volonté, c’est-à-dire un sentiment pénible de suggestibilité. Persistance de cet état de semi-hébétude, probablement, au plus profond d’elle, désir de ne pas vivre ; cependant, sous l’effet des suggestions, elle continue à mener l’existence normale d’une écolière, en d’autres termes, une double vie artificielle avec un refoulement complet de ses propres tendances et sentiments. »  p 51

Deuxième choc à 5 ans « L’énormité de la souffrance, la détresse, l’absence d’espoir de toute aide extérieure, poussent vers la mort ; mais, après la perte ou l’abandon de la pensée consciente, des instincts vitaux organisateurs s’éveillent, apportant la folie au lieu de la mort. Le résultat du deuxième choc est une nouvelle « dislocation de l’individualité. La personne est désormais constituée des fragments suivants :

1) Un être qui souffre de façon purement psychique dans son inconscient, l’enfant à proprement parler, dont le Moi vigile ne sait donc rien. Ce fragment n’est accessible que dans le sommeil profond, une transe profonde, après un effort ou un épuisement excessif, donc dans une crise névrotique (hystérique). (…) Cette partie se comporte comme un enfant endormi qui ne sait rien de lui-même, qui ne fait que gémir (…).

2) Un être singulier, pour lequel la conservation de la vie a une importance « coûte que coûte ». (…) Ce fragment joue le rôle d’un ange gardien, il suscite des hallucinations d’accomplissement de vœux,  des fantasmes de consolation ; il anesthésie la conscience et la sensibilité contre des sensations qui deviennent intolérables. Dans le cas du deuxième choc, cette partie maternelle ne pouvait aider autrement qu’en faisant gicler toute vie psychique hors du corps, souffrant d’une façon inhumaine.

3) Depuis le deuxième choc, nous avons donc à faire avec une troisième partie sans âme de la personne,  c’est-à-dire du corps devenu sans âme, dont la mutilation n’est pas du tout perçue, ou est considéré comme quelque chose qui est arrivé à un autre être, regardé du dehors. 

Après le 3ème choc, l’abandon par le père (alors que malgré la répétition des atteintes sexuelles, la patiente enfant percevaient à l’intérieur même du sadisme du père des intentions affectueuses : (Le suicide empêché,) « la seule forme d’existence qui restait était l’atomisation complète de la vie psychique. (Devenir complètement folle ; stupeur catatonique alternant périodiquement avec la terreur, des hallucinations et une confusion d’impressions mnésiques mélangées de façon chaotique, provenant du passé.)

Cette éruption, à la manière d’une coulée de lave, s’est terminée par une « incinération » complète, une sorte d’absence de vie. La vie du corps, cependant contrainte à la respiration et à la pulsation, a rappelé Orpha (c’est ainsi que Ferenczi nomme la partie ange gardienne de la vie), qui, dans son désespoir était, elle aussi, devenue amie de la mort, et elle réussit, comme par miracle, à remettre sur pieds cet être, bien que disloquée jusqu’aux atomes,  c’est-à-dire à créer une sorte de psyché artificielle pour le corps obligé à vivre. A première vue,  l’ « individu » consiste en ces parties : «  (a) en surface,  un être vivant, capable, actif, avec un mécanisme bien, et même trop bien réglé, ((b) derrière celui-ci un être qui ne veut plus rien savoir de la vie, (c) derrière ce Moi assassiné, les cendres de la maladie mentale antérieure, ravivée chaque nuit par les feux de cette souffrance ; (d) la maladie elle-même, comme une masse affective séparée,  inconsciente et sans contenu, reste de l’être humain proprement dit. »

(p 53 - 54)

 

Toutes les descriptions du Journal Clinique ne sont pas aussi insoutenables. Mais elles vont servir à élaborer une construction en plusieurs temps :

 

Premier temps : un sujet est soumis brutalement à une violence qui déborde ses capacités d’intégration psychique. Il subit une « commotion psychique » qui paralyse sur le coup toutes  ses réactions.

« Sur le plan psychique l’irruption de la violence, en  l’absence d’un contre-investissement solide, provoque une sorte d’explosion psychique, une destruction des associations psychiques entre systèmes et contenus psychiques, qui peut s’étendre jusqu’aux éléments de perception les plus profonds. » 

Le Moi explose, éclate, se fragmente, se désintègre, se dissout, voire subit une véritable « atomisation » si le trauma vient en réactiver d’autres antérieurs.

« Une partie de la personnalité psychique, certaines qualités psychiques comme l’espoir, l’amour en général, ont été si totalement fracassés par la commotion qu’il faut les considérer comme incurables, plus exactement comme totalement tués. La guérison de cette partie ne peut donc pas être une restitution ad integrum mais seulement la réconciliation avec un manque. » p 119

 

Même dans les cas de traumatismes plus banaux (sevrage brutal, colères violentes d’un parent…) quand elles surviennent sur un jeune enfant peuvent avoir cet « effet traumatique, c’est-à-dire sur le coup psychiquement paralysant. La désintégration qui en résulte rend possible la constitution de nouvelles formations psychiques. En particulier, on peut supposer la constitution d’un clivage à ce moment-là. » p 137

 

« Quand une réaction émotionnelle est réprimée, interrompue ou refoulée, quelque chose en nous est effectivement anéanti. La partie anéantie de la personne tombe en état de décomposition. Si la personne entière est empêchée d’agir, il s’ensuit une décomposition générale, c’est-à-dire la mort. (…) Une plus ou moins grande partie d’eux-mêmes (de beaucoup de névrosés) est morte ou tuée et (qu’) ils la trimballent comme un fardeau sans vie, c’est-à-dire inapte à fonctionner. Le contenu de ce paquet de refoulement est en constante agonie, c’est-à-dire en décomposition. La désintégration complète (mort) lui est tout aussi impossible que le retour à la vie par afflux d’énergies vitales. »

(…)

« Si la douleur est trop forte, tout espoir de secours anéanti, il se produit une dissociation initiale (pp 8 et 16) au cours de laquelle le sujet se sent être parti : « Si j’en crois les déclarations de mes patients qui me rapportent de tels états, eh bien, cet « être-parti » n’est pas forcément un non-être, mais seulement un « ne-pas-être-là ». Mais alors où ? On apprend quelque chose comme : ils sont partis loin dans l’univers, ils volent avec une rapidité énorme entre les astres, ils se sentent si minces qu’ils passent, sans rencontrer d’obstacles, à travers les substances les plus denses ; là où ils sont, il n’y a pas de temps ; passé, présent, futur, leur sont présents en même temps, en un mot, ils ont l’impression d’avoir surmonté l’espace et le temps. » (p 79)

ou encore « Le patient se sentait comme déchiré en morceaux, ou plutôt, réussissait à s’arracher au reste de sa personne. L’âme se sentait à une distance infinie, ou à une hauteur colossale ; cependant, par cet arrachement à la réalité, elle était mise en position de tout voir de ce qui se passe dans et autour de la personne. (…) dans un état de clairvoyance. » p 162

 

« Sur le plan théorique, on peut faire la supposition suivante : au moment de l’épuisement total du tonus musculaire (…) tout espoir d’un secours extérieur ou d’une atténuation du trauma est abandonné. La mort qui pour ainsi dire est déjà là, n’est plus redoutée ; disparaissent aussi, bien entendu, tous les scrupules moraux ou autres, au regard de la fin inéluctable, l’individu renonce à toute attente d’une aide extérieure et survient une dernière tentative désespérée d’adaptation, en quelque sorte comme chez l’animal qui fait le mort. La personne se clive en un être psychique de pur savoir qui observe les événements de l’extérieur, et un corps totalement insensible. Dans la mesure où l’être psychique est encore accessible aux sentiments, il porte tout son intérêt sur le seul sentiment qui subsiste du processus, c’est-à-dire le ressenti de l’agresseur. » (p 161) Nous y reviendrons.

« Il peut de cet état garder des séquelles qui peuvent être soit relatives, avec une tolérance et une compréhension supérieures de la souffrance, soit très importantes donnant l’impression d’une restriction considérable de la qualité émotionnelle de la vie en général, consistant en fait à la persistance de la plus grande partie de l’intérêt suspendu dans l’autre monde, le fragment restant demeurant juste assez fort pour vivre une vie de routine. Au maximum, on trouvera la folie chez ceux qui « sont devenus fous » de douleur, c’est-à-dire ceux qui ont « déménagé » du point de vue égocentrique habituel. » (p 79)

Il y a donc « abandon de soi » : « Quand on perd la capacité à supporter le déplaisir, le manque de cohésion, la fragmentation va jusqu’à la fuite des idées, voire à un véritable « abandon de soi », une « atomisation » « désorganisation et anarchie qui apparaît aussi dans le domaine organique. » (p 87)

Cette mesure de protection d’urgence, l’abandon de soi, le vécu d’être hors de soi, est pour Ferenczi, l’œuvre d’une partie de la personnalité. « Il se crée pour ainsi dire, dans le besoin le plus extrême, un ange gardien interne en nous, qui dispose de nos forces corporelles bien plus que nous n’en sommes capables dans la vie ordinaire. (…) Cet « ange gardien » est constitué à partir de fragments de la personnalité psychique propre, probablement de fragments de l’affect d’auto-conservation. D’où l’insensibilité, tant qu’il est là. L’aide extérieure qui fait défaut est donc remplacée par la création d’un substitut plus ancien. Bien sûr, non sans modification de la personnalité antérieure. » (p 162)

Une partie de la personnalité est fracassée, tuée, sous le choc. « Elle tombe en état de décomposition, c’est-à-dire en constante agonie. » Elle « se comporte comme un enfant endormi qui ne sait rien de lui-même, qui ne fait que gémir. » (Voir plus haut)

Au décours de ce choc initial aboutissant à une fragmentation, il se produit un « clivage narcissique du Moi » en plusieurs parties.

« Une partie du Moi clivé met en action une vie automatique, « mécanique et insensible » à côté d’une autre « qui inconsciemment sait et souffre ». (p 154)

 

Passons maintenant à ce que l’on peut considérer, à mon sens, être une explication magistrale du mécanisme découvert par lui de l’identification à l’agresseur.

Une première explication du mécanisme est donnée :

« La douleur et l’effroi paralysent les forces de cohésion et de survie de la personne, et c’est dans ce « tissu devenu mou et sans résistance » que la volonté étrangère, portée par la haine et le plaisir d’agresser l’autre personne, pénètre avec toutes ses tendances, tandis qu’une partie de sa spontanéité propre est poussée hors de la personne (de la victime).

Le résultat de ce processus est, d’une part, l’implantation dans l’âme de la victime de contenus psychiques dispensateurs de déplaisir, provocateurs de douleur et de tension ; mais en même temps, l’agresseur aspire pour ainsi dire en lui une partie de la victime, à savoir la partie qui a été expulsée. D’où l’effet calmant de l’explosion de fureur chez le furieux lorsqu’il a réussi à causer une douleur à l’autre : une partie du poison sera implantée en une autre personne (dorénavant, ce sera cette personne qui aura à se battre contre les affects de déplaisir, ne serait-ce qu’à cause du traitement injuste) ; en même temps (…) l’agresseur annexe l’état de bonheur naïf, dépourvu d’angoisse et tranquille dans lequel la victime vivait jusque-là. En termes simples, cela pourrait s’exprimer à peu près de la façon suivante : on se trouve dans une situation de gêne et de douleur, on envie la paix de l’autre, disons quelqu’un de faible, un enfant, on donne ne quelque sorte un coup de pied à un chien parce qu’on est déprimé. On obtient ainsi que l’autre aussi souffre, ce qui doit absolument atténuer ma douleur. D’autre part, j’annexe par cet acte l’état de bonheur antérieur. » (p 130)

 

C’est une première explication du point de vue pourrait-on dire de l’agresseur qui s’introduit ainsi dans l’agressé sous l’effet de la violence. Il demeure de ce choc une sorte de trou dans le psychisme de la victime, mais aussi une force de haine en quelque sorte implantée par l’agresseur. Il reste encore à comprendre pourquoi l’agressé se laisse, là encore, envahir de cette façon.

Ferenczi fait appel là à une de ces intuitions qui sera confortée plus tard par d’autres cliniciens et théoriciens. Il fait l’hypothèse que l’enfant jeune, dont le Moi n’est pas encore construit, se laisse pénétrer naturellement par les affects environnants. Sous l’effet du choc, l’effraction du psychisme est telle que le sujet se trouve dans les mêmes conditions.

« Quand on a ainsi perdu la tête, il semble possible que les émotions d’autres personnes se déversent tout simplement sur nous, comme si l’enveloppe protectrice du Moi avait été dissoute. En  d’autres termes, un enfant enivré ou anesthésié (éventuellement aussi un enfant dont l’autoprotection est paralysée par l’effroi ou la douleur) devient tellement sensible aux mouvements agressifs de la personne dont il a peur, qu’il éprouve la passion de l’agresseur comme la sienne propre. » (p 145)

Et encore (je reprends ici un petit passage déjà cité pour le poursuivre) : « Sur le plan théorique, on peut faire la supposition suivante : au moment de l’épuisement total du tonus musculaire (…) tout espoir d’un secours extérieur ou d’une atténuation du trauma est abandonné. La mort qui pour ainsi dire est déjà là, n’est plus redoutée ; disparaissent aussi, bien entendu, tous les scrupules moraux ou autres, au regard de la fin inéluctable, l’individu renonce à toute attente d’une aide extérieure et survient une dernière tentative désespérée d’adaptation, en quelque sorte comme chez l’animal qui fait le mort. La personne se clive en un être psychique de pur savoir qui observe les événements de l’extérieur, et un corps totalement insensible. Dans la mesure où l’être psychique est encore accessible aux sentiments, il porte tout son intérêt sur le seul sentiment qui subsiste du processus, c’est-à-dire le ressenti de l’agresseur. Tout se passe comme si le psychisme dont la seule fonction est de réduire les tensions émotionnelles, et d’éviter les douleurs au moment de la mort de sa propre personne, reportait sa fonction d’apaisement de la souffrance automatiquement sur les souffrances, tensions et passions de l’agresseur, la seule personne à ressentir quelque chose – c’est-à-dire s’identifiait à elles. (…) Je ne ressens donc même pas la douleur qui m’est infligée, puisque je n’existe pas. Par contre, je ressens la satisfaction et la jouissance de l’agresseur, que je peux encore percevoir. (…) Considéré d’un autre point de vue, celui de l’indestructible pulsion d’auto-conservation, le même processus devrait être décrit comme suit : lorsqu’on a abandonné tout espoir de la part d’une tierce personne, et qu’on sent ses propres forces d’autodéfense totalement épuisées, il ne reste plus qu’à espérer la clémence de l’agresseur. Si je me soumets si complètement à sa volonté que je cesse d’exister, si je ne m’oppose donc pas à lui, peut-être m’accordera-t-il la vie sauve ; tout au moins ai-je plus d’espoir, en excluant toute lutte de résistance, de voir l’agression agir de façon moins destructrice. Un corps complètement relâché sera moins détruit par un coup de poignard qu’un corps qui se défend. Si le corps est comme mort, en état de résolution musculaire et presque sans circulation, alors un coup de couteau entraînera aussi une hémorragie plus faible ou nulle (voir la performance des fakirs). Ce mode d’explication implique cependant la possibilité que, dans les moments de danger extrême, l’intelligence se détache du Moi, que peut-être même tous les affects existants jusqu’alors qui était au service de la personne propre (peur, angoisse, etc.) soient, en raison de l’inutilité des affects en général, suspendus et transformés en une intelligence dépourvue d’affects, avec une sphère d’action beaucoup plus vaste. » (p 160)

 

La pénétration de l’agresseur dans le psychisme de l’agressé trouve, là, du côté de l’agressé une explication : je ne suis plus là en sensibilité, aucune autre personne ne me viendra en aide, il ne me reste plus qu’à essayer de le prendre en moi, de m’identifier à lui pour le neutraliser ou tout du moins pour atténuer sa force. Je ne peux plus, en définitive, que compter sur lui, au fond, en le pénétrant aussi, en me mettant dans sa peau, en le mettant dans la mienne.

 

Une nouvelle explication d’une forme d’identification à l’agresseur particulière  (p  238 le 24 juillet 1932) est donnée par Ferenczi.

 « C’est parce que je m’identifie (tout comprendre = tout pardonner) que je ne peux pas haïr. Mais qu’advient-il de l’émotion mobilisée, lorsque toute décharge psychique sur l’objet est empêchée ? Demeure-t-elle dans le corps sous forme de tension qui essaie de se décharger sur des objets déplacés (à l’exclusion des objets réels) ? Se punir soi-même (se tuer, suicide) » Nous pourrions ajouter : développer une maladie grave, se mettre continuellement en danger soi-même… « est plus supportable que d’être tué. L’approche de l’anéantissement violent, menaçant de l’extérieur, est absolue, inévitable et insupportable. Si je me tue moi-même, je sais ce qui va m’arriver. Le suicide est moins traumatique. » (Il n’est pas imprévu).

Ce qui est traumatique, c’est l’imprévu, l’inexplorable, l’incalculable. »

(Donc je vais développer une hypervigilance, une compulsion à explorer les mondes inconnus, souterrains, les humeurs, devenir psychiatre, ou obsessionnel pour conjurer le sort et j’échapperai à l’autre solution, celle de l’identification à l’agresseur…)

(…) La menace extérieure, inattendue, dont on ne saisit pas le sens, est insupportable. »

« Pour pouvoir haïr, la possibilité doit rester ouverte d’aimer quelqu’un d’autre, quelque chose d’autre. »

(Alors, s’il ne reste plus personne, je ne peux pas recourir à ce moyen pour ne pas rester mort. A moins de haïr mon propre corps.)

« La dangerosité de l’objet exige aussi de la compréhension » (d’entrer en lui pour le neutraliser, encore une fois).  (p 237)

 

Encore : « Il est possible que, lors de tout choc écrasant, il y ait d’abord une première tentative de défense agressive alloplastique (nous dirions maintenant hétéro-agressive), et que ce soit seulement face à la prise de conscience du fait qu’on est totalement faible et démuni, qu’on en vienne à une soumission sans conditions, voire à l’identification avec l’agresseur. » (p 244 le 27 juillet.)

 

Le sentiment de culpabilité maintenant.

Dans le cours du processus de la violence qui fait effraction, dans ce même mouvement de l’identification à l’agresseur, la victime peut prendre en elle également un sentiment de culpabilité qui pourrait exister chez l’agresseur. Mais l’attitude après le trauma de l’auteur de la violence en représente également un modèle : p 260 « L’enfant, bouleversé par le choc de l’agression intempestive et par son effort d’adaptation, n’a pas une force de jugement suffisante pour critiquer la conduite de cette personne d’autorité. Les efforts timides faits en ce sens sont repoussés par le coupable de façon brutale ou menaçante, l’enfant se voit reproché de mentir. Par ailleurs, l’enfant se sens intimidé par la menace d’un retrait d’amour, voire de sévices corporels. Bientôt, il commence à douter de ses propres sens ou –ce qui est le plus fréquent- il se soustrait à toute situation conflictuelle en se réfugiant dans des rêves diurnes et en répondant désormais aux exigences de la vie éveillée à la manière d’un automate.

L’enfant précocement séduit s’adapte à cette tâche difficile à l’aide d’une identification complète à l’agresseur. « (…) « perversion » d’infantilité persistante, sado-masochisme, fétichisme, fixation maternelle homosexuelle, active et passive.

On peut se demander si le sentiment de culpabilité consécutive à l’agression intempestive subie (…) n’est pas lié au sentiment de culpabilité parce qu’on devine et éprouve, de concert avec lui, les sentiments de culpabilité de l’agresseur. (Thème repris et développé dans Confusion de langues) C’est peut-être seulement une perception du sentiment de culpabilité chez l’agresseur qui donne au déplaisir du Moi ce caractère de culpabilité, à cause de la perturbation subie. Le comportement des personnes investies d’autorité, une fois l’acte commis (silence, désaveu, conduite anxieuse), ajouté aux menaces adressées à l’enfant, est propre à suggérer à l’enfant la conscience de sa propre culpabilité et de sa complicité.

Une contribution non négligeable à ce sentiment de culpabilité peut être constituée par le fait que les organes génitaux réagissent à l’excitation par des sensations voluptueuses. Le plaisir ressenti lors du processus sexuel, et qu’on ne peut se nier à soi-même, éveille en nous la tendance à nous sentir responsables ou coresponsables de ce qui est arrivé. Une contribution supplémentaire à ce sentiment pourrait provenir de ce que les enfants, il est vrai à un niveau de sexualité plus innocent, s’accusent comme séducteurs à l’égard des adultes, au moyen de coquetterie, exhibition, attouchements, etc. Bien sûr, ce pourquoi ils voulaient séduire les adultes est tout à fait différent de ce qui leur est arrivé. » (p 261)

 

Quelques autres corollaires sont donnés : (p 191)  « Le trauma est un processus de dissolution, qui va dans le sens d’une dissolution totale, c’est-à-dire de la mort. Le corps, la partie la plus grossière de la personnalité, résiste plus longtemps aux processus de destruction, mais l’inconscience et le clivage psychique sont déjà des signes de la mort de la partie plus affinée de la personnalité. En fait, il faut considérer les névrosés et les psychotiques, même quand ils peuvent accomplir partiellement leurs fonctions en tant que corps et à demi en tant qu’esprit, comme étant inconsciemment des agonisants chroniques. »)

 

(Tout à la fin, en juillet 1932) « Qu’est-ce qui est traumatique : une agression ou ses conséquences ? La « response » (réponse, réaction) par une capacité d’adaptation des enfants même tout petits aux agressions sexuelles ou autres agressions passionnées est beaucoup plus grande que l’on ne s’imagine. La confusion traumatique survient la plupart du temps du fait que l’agression et la « response » sont désavouées par les adultes sous le poids de la mauvaise conscience, voire sont traités comme méritant  punition. »

 

Une petite note du mois d’août : « p 272  (13 août 1932)

« ETRE SEUL conduit au clivage. (…)

La présence de quelqu’un avec qui on peut partager et communiquer joie et souffrance (amour et compréhension), GUERIT le trauma.

La personnalité est réunifiée, « GUERIE ».

 

(p 115  Le 20 mars) Le fantasme serait l’œuvre du troisième fragment (en tout cas dans l’histoire de la première patiente citée), sorte de substitut de la mère  qui veille sans relâche sur les deux autres (qui sont : un fragment ne sait rien du véritable état de fait, mais s’y maintient une douloureuse nostalgie continuelle de « l’amant idéal ; un corps abandonné par l’esprit complètement livré à la puissance du mal) . Elle effectue l’adaptation physiologique du corps aux tâches en apparence impossibles et fait tout pour empêcher la mort physiologique par suite de douleur, d’épuisement, etc. En même temps, elle vient en aide au lieu du rassemblement de la douleur (c’est-à-dire le Moi infantile proprement dit, profondément immergé) au moyen des rêves d’accomplissement de désirs, et de fantasmes qui empêchent la mise en acte du suicide toujours menaçant. Elle rend donc, par pure compassion, ce Moi-douleur fou. »

 

Le fantasme (Avril 32 p 146 environ) serait la réaction de la partie qui persiste du sujet, antérieure au choc, qui vivait paisible et heureuse, la partie qui garde un rôle de protection telle une mère, la partie « ange gardien(ne) », celle qui a permis l’évanouissement de la conscience grâce auquel la réalité du choc a pu être refoulée, voire ne s’est inscrite, selon Ferenczi, nulle part, même pas dans l’inconscient. Cette partie cherche à retrouver le plaisir et la paix passée. Elle est aussi celle qui pousse au processus de répétition qui ne cherche qu’à trouver d’autres solutions aux chocs vécus, autre que la blessure à mort d’une partie de soi. Elle est celle qui veut vivre quand même, qui veut réunifier le sujet, guérir du clivage en quelque sorte, et continuer à aimer.

 

Et là, donc, le processus de répétition, compris comme la recherche à laquelle le psychisme ne renonce jamais de trouver une meilleure solution au trauma que l’agonie d’une partie d’elle-même.

 

J’en ai fini pour le Journal Clinique.

 

Le texte « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant » ; celui intitulé « Réflexions sur le traumatisme » reprennent et résument toute la recherche contenue dans cette année 1932 et parcourue jour après jour dans le Journal. Le premier a fait choc, les autres sont posthumes. Ferenczi n’a pu convaincre, il a créé le choc que le psychisme collectif ne pouvait alors supporter.

 

Beaucoup de tort a été fait à l’œuvre de Ferenczi, redécouverte tardivement (En France, il a fallu attendre 1969 pour lire les écrits de Ferenczi regroupés sous les titres Psychanalyse I, II,  III, IV et 1985 pour le Journal Clinique.) Il semble même que de nombreux auteurs postérieurs aient puisé en lui sans le citer. Mais comme il le dit à la fin de son Journal, peu avant sa mort : « Il était impossible d’avoir raison contre Dieu », contre Dieu Freud.

 

 

Mais il est possible également que les torts aient été portés à la société tout entière et surtout aux plus faibles, les enfants soumis à la violence quelquefois inconsciente des adultes, dont la vie psychique a éclaté une ou plusieurs fois sous la douleur trop forte infligée, au prix d’un clivage du Moi durable ne suffisant jamais à le rendre inaccessible à la souffrance, mais bien au contraire en le laissant douloureusement fragilisé face aux expériences postérieures et aux exigences internes. Il est également possible que la conception de l’enfant comme « petit pervers polymorphe » sans que les conceptions de Ferenczi concernant le rôle des adultes sur le développement précoce de la sensualité et sexualité ne soient prises en compte, cause encore du tort à beaucoup…(« Vous savez bien que les enfants ont des désirs… »)

 

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2. L'Identification à l'Enfant Victime

L’identification à l’enfant victime.  

 

V.P., quand nous préparions cette intervention, me proposait de réfléchir aux mots que nous pourrions poser sur notre identification à l’enfant victime. Il pensait que ce pourrait être un bon point de départ pour comprendre ce qui ce qui se passe à l’intérieur même de nos équipes quand un débat se produit entre des positions contraires.

Je suis donc allée chercher dans ma propre expérience.

Il m’a semblé qu’il s’agissait - peut-être - d’une identification liée aux traces des pires moments de notre vécu d’enfant, moments que vivent certainement à différents degré tous les enfants, et à nos fantasmes suscités par nos vécus – une identification à l’enfant malmené, humilié, impuissant, vidé de sa parole, effacé dans sa qualité d’être humain et de sujet, manipulé, utilisé, rejeté ou seulement oublié et livré à des angoisses impensables ou persécutrices ; une identification à un enfant à la parole interdite, voire soumis à la fermeture de tout espace de pensée et au sentiment terrifiant de tomber en ruines intérieures ou de sombrer dans un trou noir.

Les termes qui me sont venus alors pour résumer cette identification sont : l’humiliation et la terreur.

L’enfant victime, dans nos équipes, nous communique quelque chose de cette impuissance, de cette parole interdite, barrée, ou criée et non entendue, face à ceux vécus comme ayant la puissance, le pouvoir, le savoir et qui ne font rien, qui parlent et qui veulent prendre le temps de penser.

Il est peut-être possible de comprendre de cette manière les conflits passionnels qui flambent quelquefois dans nos équipes, notamment, mais pas seulement ou alors pour caricaturer, entre l’assistante sociale et le psychiatre (mais aussi entre les intervenants extérieurs et les équipes « psy ») paralysant et rigidifiant l’un et l’autre.

Les deux propositions : « il faut agir » et « il faut penser » sont-elles obligatoirement antagonistes, incompatibles comme elles le paraissent parfois dans ces conflits où rien ne peut plus se faire, ni se penser justement ? Comment permettre que se constitue un espace où ces deux propositions deviennent complémentaires et indispensables l’une à l’autre ?

Pour créer cet espace, il est peut-être nécessaire de mettre en œuvre des réponses actives mais qui resteront partielles, des réponses où l’acte ne se veut pas solution à tout dans l’immédiateté, ne revêt pas un caractère de toute-puissance magique, mais permet de construire un projet qui aura alors des chances d’être thérapeutique.

Parce que, agir dans la réalité, séparer si l’on se contente de la séparation physique, ne résout rien des ravages psychiques de la maltraitance qui laissent entier le danger psychologique. Nous connaissons bien les risques de clivage, de répétition, de persécution par les mauvais objets intériorisés, ou de trou dépressif inscrit dans le vif de la chair menant quelquefois à l’irréparable…)

Nous avons parlé des conflits qui peuvent exister. Mais d’autres éventualités se rencontrent d’une manière étonnamment spécifiques selon les équipes. C’est-à-dire que, devant des situations d’enfants en danger, se construit peu à peu dans une équipe un mode d’être qui en devient une caractéristique et qui comporte des pratiques, des conceptions partagées qui ne sont plus mises en question. Pourtant…

Peut-être chaque équipe se construit-elle, au fil des années, un mode de fonctionnement qui en limite l’originalité, la capacité de créer et d’inventer, qui la distingue nettement des autres. Il faut passer de l’une à l’autre pour se faire une idée des différences et des habitudes.

 

Je voudrais en trois volets exposer de différentes manières plusieurs facettes d’une même question qui pourrait être celle-ci : entre abstention et intervention, n’existe-t-il pas une voie à pratiquer ?

1. On entend d’un côté une position partagée par toute une équipe recevant des enfants d’âge d’école primaire : surtout, il serait dangereux de proposer une réponse, même partielle, tant que la situation de danger dans laquelle vit l’enfant n’a pas trouvé de solution d’une manière satisfaisante. Ce qui signifie qu’aucun espace personnel de parole n’est proposé à l’enfant. La consultation familiale reste l’axe unique de travail, à côté, éventuellement mais pas nécessairement, d’une démarche judiciaire. Dans cette conception, tout est voué à l’échec tant que la situation ne se transforme pas.

On voit alors des enfants auxquels sont refusés un espace psychothérapique, un espace de parole, un espace personnel, pendant des années alors que le signalement est effectué et que les procédures sont en place. Peut-être est-ce une position nécessaire, qui évite de se reposer sur des faux-semblants. Certains en sont sûrs.

Pourtant, selon cette conception, l’enfant pris, enserré dans un réseau familial perturbé, perturbateur, voire pervers où il est objet, se voit encore privé d’une place de sujet à part entière.

Je ne peux m’empêcher de faire le parallèle avec les thérapies familiales systémiques où chaque individu est considéré comme élément d’un système et chez lequel la dimension intra-psychique est écartée. La parole de chacun y est considérée non comme la sienne propre mais comme celle du système.

Même si elle repose sur des idées fondamentales, évidentes, cette position est-elle toujours justifiée ?

2. Ailleurs, pour une autre situation de danger manifeste pour un enfant plus jeune, des propositions partielles sont instaurées mais avec une réticence et une culpabilité particulières : cet enfant à qui nous proposons l’établissement de relations qui vont devenir pour lui significatives va en être privé d’une façon que nous imaginons traumatique lorsque la réalisation du placement par le juge va tomber.

Là encore, la même question se pose d’une manière différente : ne soumettons-nous pas nous-mêmes l’enfant victime à des séparations traumatiques en lui apportant quelque chose dont nous allons nous-mêmes le priver ? Peut-être vaudrait-il mieux ne rien faire.

Mais, d’autre part, les relations que l’enfant va pouvoir vivre et intérioriser pendant ces semaines, ces mois – car nous n’en connaissons pas l’échéance – ne vont-elles pas représenter le noyau d’une expérience qui, malgré la douleur de la séparation, soutiendra son évolution libidinale ?

Il faut alors accepter d’être soumis nous-mêmes à une séparation trop précoce, avant d’avoir même eu le sentiment d’être le vecteur d’une action efficace.

V. P. traduisait cela ainsi : « Nous ne faisons rien au nom de la séparation déjà inscrite. Nous raisonnons comme si ces acquis étaient déjà perdus. Est-ce que les acquis du tout-petit se perdent avec l’objet réel ? Ne sommes-nous pas victimes d’un idéal (ou idéalisme) thérapeutique : au nom des causes justes, on ne fait rien ? »

3. Voilà enfin une situation extrême : nous avons connaissance par les services sociaux de l’existence d’un enfant de moins de un an qui vit dans un état proche de l’hospitalisme à son domicile où personne n’a plus accès, les parents refusant tout soin. L’enfant est seulement connu de la P.M.I. Son état somatique n’est pas inquiétant alors que son développement psychomoteur est alarmant.

Un signalement judiciaire a été effectué. Cet enfant, là encore, va certainement être placé en famille d’accueil, mais personne ne sait à quel moment.

Si nous avions la possibilité de connaître cet enfant, je ne crois pas que nous nous poserions même la question de faire ou d’attendre. Nous tenterions par tous nos moyens relationnels de « réanimer psychiquement » (comme le formulent certains psychosomaticiens) cet enfant plongé dans un état de marasme.

Alors, la question ne se pose-t-elle pas de la même façon pour un enfant de tout âge, la situation de danger n’étant pas écartée ?

Devons-nous attendre une solution radicale de séparation pour travailler, non seulement avec la famille, mais avec l’enfant individuellement, pour réanimer en lui son fonctionnement psychique ?

 

Tout ceci reste un survol…

Décembre 1994

Merci Vincent.

 

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Trauma. Elaboration de la osition de victime. La sexualité infantile et la Confusion des langues.

Du trauma et de ses effets psychiques immédiats à une élaboration de la position de victime. Rôles du thérapeute. Pour une prévention des conséquences transgénérationnelles.

(Cette intervention sera assortie de considérations rapides sur la sexualité infantile.)

 

Les réflexions menées ici et dans notre groupe préparatoire nous ont amenés à parcourir ou à reparcourir quelques textes littéraires à côté d’articles et d’ouvrages de professionnels interpellés par les mêmes questions. Nous avons visionné deux cassettes du Colloque de L’Information Psychiatrique sur un thème similaire, et nous nous sommes penchés sur nos propres expériences personnelles et professionnelles. Ainsi, de nouvelles pistes se sont ouvertes pour enrichir notre pratique et alimenter notre pensée sur le traumatisme – si tant est qu’il existe un traumatisme et non de très nombreux types différents, en tout cas dans sa description immédiate - , sur ses effets immédiats ( « sur le coup » ou « sous le coup ») tels que notre lecture de Ferenczi, en particulier, nous a permis de les préciser – débordement des capacités de contenance et d’élaboration de l’appareil psychique, « explosion psychique », sidération de toute pensée et de toute réaction,  clivage du Moi, atteinte centrale du narcissisme, partie de soi blessée à vie…- sur ses effets (« après coup » ) sur la vie ultérieure, et sur les voies thérapeutiques ouvertes par cette meilleure compréhension de tous ces effets. 

C’est au cours de cette recherche que j’ai pu lire un article de Roger Teboul intitulé « Abus sexuel. Vous avez dit victime ? » qui m’a aidée personnellement à dépasser une identification à l’enfant victime avec la détermination à lui offrir un espace d’élaboration, pour me poser une question plus délicate, plus périlleuse, mais riche de perspectives à mon sens extrêmement importantes. 

Tout d’abord, cette identification à l’enfant victime, comment est-elle possible ? A cause d’une sorte de résonance, sans doute, - et nous savons que pour qu’un espace thérapeutique s’ouvre, il faut que quelque chose bouge dans le champ de l’autre, que l’autre soit affecté sans être emporté par le discours du sujet en souffrance. Nous sommes attentifs à ce qui s’exprime de la terreur et de la honte qui vont hanter le sujet, déterminer des perturbations comportementales, libidinales, relationnelles et causer une souffrance psychique latente ou s’exprimant dans divers symptômes, angoisses, conflits. Notre capacité soignante est certainement en lien avec cette capacité de résonance et d’identification même si nous devons nous en dégager au moins en partie. Comme le rappel Roger Teboul encore : nous devons œuvrer dans cette zone entre deux écueils, celle de hyperidentification à la situation traumatique et celle de l’évitement de l’histoire douloureuse du patient.

Mais nous avons aussi et cela peut quelquefois nous faire violence, au-delà de cette reconnaissance de la blessure narcissique particulière d’une victime, de cette écoute des conséquences néfastes du trauma, à nous positionner autrement, à chercher, au-delà de cette position de victime, dans certains cas, la part inconsciente du sujet dans ce qui lui est arrivé, afin de l’aider à s’approprier sa propre histoire et nous le verrons à combattre les effets dans les générations ultérieures de la honte et du secret.

Il ne s’agit pas, comme le rappelle Roger Teboul, de nier la responsabilité écrasante de l’agresseur mais de s’interroger, dans certains cas, et notamment dans le cas d’abus sexuel, sur ce qui dans l’histoire personnelle du sujet, dans l’histoire de ses parents, voire de ces grands-parents, a pu amener sans qu’il puisse en prendre conscience ce sujet-là à vivre cette situation-là. 

Voilà, en résumé, l’histoire que Teboul nous raconte. Il s’agit d’un enfant victime d’abus sexuel de la part d’un instituteur séducteur. Les parents portent plainte et demandent réparation devant la justice. Et se tournent vers le « psy » pour demander réparation psychique. Rien de plus légitime en l’occurrence.

Reçu en entretien seul et avec ses parents, l’enfant raconte bientôt combien il souffrait de l’absence de son père de plus en plus occupé à l’extérieur au fur et à mesure que lui-même grandissait. C’est ce manque d’attention, de présence, de tendresse qui l’a poussé vers cet instituteur qui lui promettait de combler ce manque. Le père, présent aux entretiens, bouleversé, révèle alors pour la première fois de sa vie avoir été lui-même victime, lorsqu’il était adolescent, d’une séduction homosexuelle de la part d’un camarade. Porteur et honteux de ce secret (de quelle honte et de quel éventuel plaisir ?), le père fuyait l’adolescence de son propre fils.

Ici, nous allons ouvrir une toute petite parenthèse, pour rappeler ce que recouvre la notion de fantôme particulièrement décrit tout d’abord par N. Abraham et Maria Törok. Un secret inavouable d’un parent envahit sa vie psychique et détermine toute une série de comportements, de réactions, d’attitudes quelquefois totalement en contradiction avec le reste de sa vie. L’enfant, hypersensible à ce qui ne se dit pas chez père et mère, voit ainsi peser sur son développement, sans aucun mot, aucune explication mais dans tant de gestes de la vie quotidienne, les effets du secret, qui agissent en lui comme un fantôme qui le hanterait d’une façon d’autant plus insidieuse et profonde qu’elle ne s’accompagne d’aucune explication, d’aucune réalité. Il sent et sait sans savoir, et des auteurs ont ainsi parlé de « nescience ». Mais il met en acte quelquefois, ou en symptôme, ce savoir sans savoir et si pesant. Et ce faisant, il transmet à son tour à ses enfants s’il en a des effets modifiés du fantôme.

Dans l’exemple cité, il est tentant de supposer « le travail du fantôme, ici le secret honteux du père, à l’œuvre dans l’inconscient de l’enfant. »

S’ouvre alors une nouvelle question, posée dans l’histoire ici racontée par l’enfant lui-même : après avoir effectué tout un travail pour s’interroger sur ses propres motivations dans la relation avec son instituteur, cet enfant, s’étant approprié sa propre histoire et ayant pu progressivement sortir de ce statut de victime, se demande quelle aurait été sa réaction si, ayant gardé le silence, il s’était retrouvé confronté aux réminiscences douloureuses de son agression, une fois adulte, en présence de sa fille, son fils ou sa femme. Il reprend ainsi à son compte le secret du père, « dévoilé seulement après l’agression dont il est victime, et (qui) le situe de lui-même dans une perspective transgénérationnelle ».  La question est alors celle de la prévention des effets transgénérationnels.

Je cite Roger Teboul : « Adopter une position neutre et bienveillante est sûrement une gageure. Néanmoins, permettre à l’enfant d’exprimer ce qu’il a pu désirer dans une telle situation ne revient pas à cautionner les agissements de l’adulte abuseur. C’est sans doute un premier pas vers l’élaboration de ce sentiment de honte si souvent rencontré et pris pour de la culpabilité. Ce sentiment est, de plus, bien souvent à l’origine du secret impossible à dire qui, dans la génération suivante, risque de donner naissance pour celui ou celle qui, à son insu, en devient le dépositaire, à des manifestations psychopathologiques, de l’ordre de la répétition, soit comme victime, soit comme bourreau. Même dans les cas les plus extrêmes, penser à ce que risque de produire ce secret honteux devrait servir de guide pour permettre à l’enfant, un jour, d’en parler, sans honte ni désir de vengeance, à sa progéniture. Cette sorte de prévention transgénérationnelle prépare l’avenir au contraire de le prédire sous les auspices les plus noirs. Elle est une démarche vers la vie. Elle implique, de la part du thérapeute, de ne pas céder à la pression sociale qui impose la figure de la victime innocente. »

 

Mais je n’en ai pas tout à fait fini car je voudrais maintenant aborder un sujet difficile encore de nos jours, qui est celui de la sexualité infantile, car je crois qu’elle suscite encore quelques contresens. Voici ma question et mon essai rapide d’y répondre :

Qu’est-ce donc que la sexualité infantile, de quel désir s’agit-il ? Chez l’enfant, les émois corporels et psychiques jouissifs existent mais de quelle nature sont-ils ?

Il y a désir mais désir de quoi ? Au niveau phallique, œdipien, l’enfant sans doute jouit de son pouvoir de séduction chez l’autre, chez l’adulte de sexe différent surtout mais pas exclusivement. Pouvoir de séduction, pouvoir qui nourrit son narcissisme, son plaisir corporel et psychique et ses forces vives, Eros, ces forces qui le poussent dans la vie, dans les relations sociales, dans les réalisations. Là, s’épanouit sa sexualité.

Au niveau oral, déjà, l’enfant désire et jouit du plaisir de sucer, du plaisir lié à toutes les sensations buccales mais aussi au jeu devenu possible de l’échange de visage à visage, à l’intérieur d’un monde maternant fait de réception, de douceur, de sons, d’odeurs, même si à côté de ses sensations de plaisir pulsionnel et narcissique existent les moments de frustration et de déplaisir… L’enfant désire le lait, puis la nourriture, autant que ce qui émane d’un visage maternel aimant, qui jouit lui aussi de la présence de l’enfant et de son plaisir. Il désire et jouit du lait comme de ce visage qui le regarde, lui sourit, lui parle, chantonne, et de la chaleur contenante du corps. Le plaisir peut s’exprimer à travers les mots maternels : « comme tu manges bien, comme tu es un bon enfant, comme je suis bonne mère ! » L’enfant à ce stade de plaisir oral offre son corps à embrasser, toucher, etc…et le partenaire jouit de ce corps offert de bébé. Sauf que l’adulte doit savoir s’arrêter, et dans ce jeu d’allers et de retours, il doit contenir l’excitation de son bébé, apporter une certaine distance, ce que les mères suffisamment bonnes font dans un dosage optimum.

Au niveau anal, ensuite, quelle sexualité ? « Oh ! bravo, c’est bien ! » dira la mère devant l’autonomie sphinctérienne et psychomotrice de son enfant et devant ses productions. Et l’enfant jouira de sa puissance sur le plaisir maternel et sur son propre corps comme de ses sensations anales et sensori-motrices.

La sexualité génitale enfin : « tu es mon garçon, comme tu es beau… » « Tu es ma fille comme tu es belle », diront, espérons-le, père et mère. L’enfant, fille ou garçon, est aimé dans son identité sexuée et sa personne. L’enfant sent et veut ce pouvoir de séduction de son corps sur l’autre, sur l’adulte. Une grande partie de ses émois corporels sont en lien avec cette relation.

Alors, que se passe-t-il quand le réel d’un acte parental surgit au beau milieu de cette élation fantasmatique du pouvoir illusoire ? Que devient le pouvoir de l’enfant sur l’adulte ?

Si la mère qui joue avec son bébé continuait à le mordiller et à l’exciter ? Si le parent faisait intrusion dans son anus en vrai (penser aux manœuvres laxatives par exemple), si l’adulte viole en vrai l’enfant ? Quel est le destin de cette sexualité infantile totalement intégrée dans la vie sensorielle, relationnelle, libidinale et fantasmatique de l’enfant ?

L’irruption du réel dans le monde des fantasmes tue dramatiquement la pensée, le plaisir, l’imaginaire et ce sentiment de pouvoir sur l’autre et sur son propre corps. Avec les effets directs (nous les avons vus, et avec quelle acuité, dans le Journal Clinique de Ferenczi puis dans La Confusion des Langues) et les effets en après-coup du trauma, le réel traumatique tue la réalisation symbolique.

Et quand il nous faudra passer de notre identification à l’enfant victime à la prise en compte de ce qui peut être la participation de l’enfant, non pas dans l’acte dont la dimension d’horreur ne peut être atténuée, mais dans la mise en situation, il ne sera pas question d’oublier l’inégalité fondamentale entre l’enfant et l’adulte, la confusion des langues, et la culpabilité écrasante de l’adulte dans l’histoire.

Il faudra certainement nous interroger encore sur ce qu’est cette honte qui envahit le psychisme de la victime, et sur les effets directs d’une éventuelle jouissance perverse de l’agresseur à mon  avis d’une importance cruciale dans la force de ce sentiment de honte.

Trop de questions sans doute dans ce texte, mais en tout cas du matériel pour penser.

 

30 mai 2001

 

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4. Mourir d'écrire ? Mourir de dire ?

Analyse du livre de Rachel Rosenblum : Mourir d’écrire ? Shoah, traumas extrêmes et psychanalyse des survivants, Le Fil Rouge Psychanalyse, PUF, 2019, 186 pages Brigitte Algranti, mars 2022

Deux questions cruciales traversent cet ouvrage intense dans son contenu et dans sa gravité : Peut-on mourir d’Écrire, peut-on mourir de Dire ? Écrire selon différents modes et approches du trauma en détours de multiples formes – reportages, écrits sur l’art, fictions, écrits psychanalytiques… - en tentative de distanciation ou en récits autobiographiques directs plus dangereux quant à leurs conséquences, et Dire en Analyse.

Dire, écrire le trauma, fait-il mourir ? Sans en arriver toujours à cette extrémité, quels ravages peuvent survenir par le Dire et l’Écrire ?

Une autre question alors se pose : comment le psychanalyste à qui le dire est adressé doit-il procéder dans ces cures éminemment délicates.

Il s’agit alors tout d’abord pour l’auteur de poser « la question de l’effet délétère du dire et du témoignage écrit pour les survivants de catastrophes, en étudiant la force dévastatrice du retour des affects chez deux survivants de la Shoah, une orpheline devenue philosophe (Sarah Kofman) et un déporté devenu écrivain (Primo Levi). Tous deux ont témoigné, tous deux sont morts après : Sarah Kofman en se suicidant, Primo Levi dans un accident qui ressemble fort à un suicide. (…)

Le récit était mortifère lorsqu’il abordait l’expérience horrible frontalement et sans le bénéfice d’une médiation. Existe-t-il à l’inverse des « bons récits », des récits auxquels on survit ? Peut-on inventer un récit qui ne tue pas ?

Pour répondre en partie à cette question, d’autres trajectoires de vie et d’écriture sont explorées par Rachel Rosenblum : celles de Jorge Semprun, Michel Del Castillo, Georges Perec, Romain Gary… pour ne citer que les plus célèbres. Ainsi, les ravages de l’après coup énoncés dans ces écrits sont soulignés chez chaque auteur victime – ou survivant – selon son histoire personnelle avant et pendant le trauma, et dans sa trajectoire ultérieure. Résurgence explosive du traumatisme enfoui, répétition pire que le trauma, séisme psychique, retour de l’effroi et basculement psychotique… En d’autres termes, retour du clivé en choc assassin et ouverture explosive de la crypte. Ces mêmes risques concernent les patients « survivants » en analyse quand le trauma brutal a suscité le clivage tel que Ferenczi l’a si précisément décrit.

Le trauma étant susceptible de survenir de nouveau sur le divan par sa réminiscence, comment doit agir le psychanalyste ? Doit-il aménager la cure ? Si oui, comment et avec quel autre risque ? Ainsi Rachel Rosenblum veut-elle poser le problème du geste thérapeutique, celui d’un sauvetage assisté qui peut parfois tourner en catastrophe. Aménager la cure peut être, nous dit-elle en se référant à des écrits psychanalytiques et à sa propre expérience : En injonctions négatives : choisir entre le divan et le face à face, ne pas toujours interpréter, ne pas systématiquement susciter les associations, moduler l’impératif du « tout dire » et se montrer capable d’entendre ces coups de semonce, ces avertissements que représentent les cauchemars, moduler le silence en mesurant la part du silence tolérable. Et en injonctions positives pour restaurer le narcissisme du sujet : s’engager dans une co-élaboration qui va jusqu’au partage de la honte et consiste quelquefois à prêter ses propres productions psychiques, amener le patient à reconnaître la réalité de situations qui se sont produites ailleurs que dans ses fantasmes… Mais s’agit-il alors de moduler ou de contourner l’analyse ? Quoi qu’il en soit, l’analyste, s’il veut préserver la vie et l’équilibre psychique de ses patients, ne semble pas en avoir vraiment le choix.

La question est plus cruciale encore : Le dégel de certains affects est-il souhaitable ? Ce dégel est-il une étape vers la guérison ? Est-il au contraire la brèche où s’engouffre un traumatisme jusqu’alors virtuel et tenu à distance ? Le dégel de ces affects permet-il, à un trauma interrompu, de reprendre son cours et de parachever son œuvre de destruction ? Alors Faut-il analyser ou faire tenir ensemble ? Elle se réfère là à S. Ferenczi et J.-B. Pontalis. Le second suggère que, face aux traumas extrêmes, il faut non pas « analyser » (littéralement décomposer un ensemble complexe en remontant vers les éléments qui l’ont constitué), mais au contraire réunir, éviter le clivage, faire tenir ensemble. (…) Ferenczi, de son côté, par d’une approche qui, pour répondre au trauma, permettrait « de reconstituer comme avec de la colle, les fragments d’un ensemble détruit » (…) Il ne s’agit pas seulement pour l’analyste d’éviter le parachèvement du trauma et d’esquiver les risques de « collapsus topique ». Une seconde tâche échoit au thérapeute. Elle consiste à trouver le chemin qui permet aux survivants des traumas massifs d’être ramenés du côté des vivants. (…) En distinguant ce qui s’est effectivement passé, de ce qui aurait pu survenir, sa tâche devient celle qui consiste à valider la réalité des circonstances où s’est produit le traumatisme. (…) Il lui incombe d’établir que « la victime n’est pas l’agresseur, que l’agression a eu lieu, et que tel événement est effectivement survenu » Il lui revient de fournir « la boussole de l’histoire »

Rachel Rosenblum complète ce passionnant parcours de lecture, d’analyse et de réflexions par quelques autres récits et questionnements.

Déjà et le plus important peut-être, elle aborde la problématique de la transmission transgénérationnelle à partir en particulier de l’œuvre d’Emmanuel Carrère. Ce que la première génération - celle des victimes d’un trauma massif donné – n’a pas symbolisé (en rejetant, dissociant, clivant, déréalisant…), la génération suivante le répète sous forme de cauchemars, de comportements involontaires, d’« agieren » sans qu’il y ait d’autres accès au trauma initial que celui que ménagent ces échos énigmatiques. Nous pouvons ajouter ici que d’autres auteurs psychanalystes, tels ceux de l’Association Nicolas Abraham et Maria Törok (Cl. Nachin, S. Tisseron…) ont décelé encore bien d’autres effets délétères névrotiques graves comme psychotiques des traumas enkystés dans les générations suivantes.

Elle examine également : les différentes formes de terreur possibles au cours de la Shoah et dans d’autres traumas, selon que le malaise et l’horreur aient précédé le grand choc, ou que celui-ci survienne par surprise comme dans le cas d’attaque terroriste ; les possibles stratégies utilisées par les survivants et par les proches de victimes mortes pour surmonter puis élaborer l’épreuve, dont les voyages de mémoire.

Enfin trois brefs récits évoquant cette agonie qui s’empare du sujet rattrapé par une horreur qu’il croyait relever du passé, en un « après coup fatal », sont proposés pour résumer ce livre.

Même si celui-ci reste très largement centré sur la Shoah avec ses victimes directes, indirectes, de la première et de la deuxième génération, tout en faisant rapidement référence aux victimes d’actes de terrorisme où la sujet se trouve plongé dans l’horreur de la folie meurtrière des agresseurs et de l’agonie des victimes, son contenu nous apporte des réflexions utiles pour l’abord des traumas vécus dans la solitude et où la terreur et l’horreur dominent.

Il ouvre aussi une voie pour reprendre l’étude des effets délétères suscités par la transmission transgénérationnelle. L’exemple approfondi du Retour à Kotelnitch d’Emmanuel Carrère effectué ici, qui peut être complété par la suite de l’œuvre de l’auteur tel Yoga en est un début. Dans le roman récit Yoga paru récemment, nous voyons l’auteur plonger dans une mélancolie gravissime – en retour de l’effroi et basculement psychotique - à la suite des attentats terroristes de janvier 2015 à Paris dont certains de ses proches ont été victimes. L’ombre monstrueuse des agresseurs et des traumas avec leur cortège d’effroi, de honte, d’horreur et de culpabilité, traverse les générations dans des cryptes qui peuvent brutalement s’ouvrir et emporter les sujets de la même façon que les victimes directes. La littérature autobiographique et autofictionnelle, comme nos patients en analyse ou thérapie, en regorgent d’exemples tout au aussi poignants les uns que les autres, comme le fait Rachel Rosenblum elle-même tout au long de l’ouvrage.

Sur la question des effets délétères du Dire et de l’Écrire, nous pourrions aussi poser celle-ci : les survivants, les descendants, ont-ils le choix ? Le choix est-il vraiment dans l’Écriture ou la Vie, le Dire ou la Vie ? Quelle Vie ? Je cite Jorge Semprun : « Tout recommencerait tant que je serais vivant : revenant dans la vie, plutôt. Tant que je serai tenté d’écrire. Le bonheur de l’écriture, je commençais à le savoir, n’effaçait jamais ce malheur de la mémoire. Bien au contraire, il l’aiguisait, le creusait, le ravivait. Il le rendait insupportable. Seul l’oubli pourrait me sauver. » (…) « Je ne voudrais que l’oubli, rien d’autre. Je trouve injuste, presque indécent, d’avoir traversé dix-huit mois de Buchenwald sans une seule minute d’angoisse, sans un seul cauchemar, porté par une curiosité toujours renouvelée, soutenu par un appétit de vivre insatiable – quels que fussent, par ailleurs, la certitude de la mort, son expérience quotidienne, son vécu innommable et précieux -, pour me retrouver désormais, revenu de tout cela, mais en proie à l’angoisse la plus nue, la plus insensée, puisque nourrie par la vie même, par la sérénité et les joies de la vie, autant que par le souvenir de la mort. » Mais l’oubli est impossible. Il faut vivre avec, en faire quelque chose, ou mourir.« Je ne possède rien d’autre que ma mort, mon expérience de la mort, pour dire ma vie, l’exprimer, la porter en avant. Il faut que je fabrique de la vie avec toute cette mort. Et la meilleure façon d’y parvenir, c’est l’écriture. Or celle-ci me ramène à la mort, m’y enferme, m’y asphyxie. Voilà où j’en suis : je ne puis vivre qu’en assumant cette vie par l’écriture, mais l’écriture m’interdit littéralement de vivre. » On ne sort pas de cet inextricable, on essaie juste de continuer à vivre. Et c’est bien ce que conclue elle-même l’auteur dans son épilogue, après nous avoir profondément émus par une évocation de sa propre histoire : On peut mourir de dire. On peut, heureusement continuer à vivre.