Dans cette page

Des réflexions, des analyses de témoignages d'adultes autistes...

 

Les Etats Autistiques et les Personnages dans le témoignage de Donna William

 

Figurabilité et Autismes, conférence pour le C.I.P.A en 2004

Les "Etats Autistiques" par Donna William

Donna William, les états autistiques, les personnages, les objets et la sensorialité éclatée.  

 

---

 

Dans deux ouvrages écrits avec quelques années d’intervalle alors qu’elle était jeune adulte, Personne Nulle part ou Si on me touche, je n’existe plus en 1992 (J’ai Lu) et Quelqu’un quelque part en 1994 (J’ai Lu, 1996), Donna William raconte son histoire d’enfant « autiste » avec une parole puissante et inoubliable.

Dans le premier livre, écrit comme le deuxième selon un plan chronologique, nous sommes plongés directement et crûment au cœur du monde interne de cette jeune adulte de 25 ans, dans la violence directe de ce qu’elle nomme « mon monde », en opposition à ce qu’elle nomme « le monde » encore plus cruel. Seulement à la fin de l’écriture de ce premier livre elle découvrira qu’elle est « autiste » et nous affirmera que ce diagnostic explique à lui seul la souffrance inouïe qui a été la sienne dans son enfance maltraitée.

 

---

 

Il n'y a aucun rapport entre l'Autisme et la maltraitance. Mais la maltraitance est possible dans n'importe quelle situation d'enfant, autiste ou non, alors que cette réalité est encore trop souvent niée. Or, comme toute expérience intense de vie qu'elle soit positive ou négative, heureuse ou malheureuse, la maltraitance a des impacts profonds sur le vécu intime des enfants, là encore qu'ils soient autistes ou non. Et cela aussi est encore souvent nié. Les enfants avec autisme vivent des expériences heureuses et des expériences malheureuses comme tous les autres enfants et, comme pour tous les autres enfants, leurs expériences laissent des traces en eux et modifient leurs réactions émotionnelles et leur développement tout entier. 

 

---

 

L’enfance dont témoigne Donna William est brutale, violente, cruelle avec une mère alcoolique qui la bat, la gave, la jette contre les murs, l’étouffe sous des oreillers (ce qu’elle ne comprendra pas mais qu’elle décrit à travers des sensations extrêmes insoutenables pour le lecteur), un frère aîné persécuteur, un père doux mais indifférent, très absent et ne venant jamais au secours de sa fille, puis un petit frère sur lequel elle s’appuiera. Mais elle insiste sur sa conviction inébranlable que cette violence subie n’intervient en rien dans les états autistiques traversés, qu’elle est née avec des caractéristiques particulières, un point c’est tout. Ce n’est que une dizaine d’années plus tard, à la fin de son deuxième livre, qu’elle émettra l’hypothèse que, peut-être, cette maltraitance extrême où elle a échappé plusieurs fois in extremis à la mort, pourrait avoir exacerbé ses défenses. Mais elle écartera dans le même mouvement le problème, le considérant sans importance.

 

Sa résistance, sa rage à vivre est absolument sidérante. Elle va grandir, devenir ce que plus tard elle reconnaître comme « une autiste de haut niveau ». Elle fréquentera différentes écoles, échappant à la menace proférée par sa mère de la placer dans une école spécialisée. Parce qu’elle va déployer des moyens très particuliers, et bien qu’apparemment son comportement étonne, elle pourra avec des ruptures continuer à être scolarisée en milieu ordinaire. Puis, elle partira de chez elle à quinze ans, vivant au hasard des emplois provisoires, errant d’une ville à l’autre et d’une rare rencontre à une autre…

 

Nous réalisons en la lisant un véritable voyage rempli d’aléas tous aussi saisissants les uns que les autres. Dans le premier livre, nous sommes entraînés dans l’intérieur de son vécu et des épisodes successifs de sa vie, d’une façon crue et déroutante. Nous voyons les états se succéder, en ressentons certains, n’en comprenant absolument pas d’autres. Certains sont expliqués ponctuellement au fil des pages. Mais dans le second livre commencé deux ans après la présentation du premier au public, nous assistons à la lutte plus que courageuse de Donna pour se trouver au-delà de ses personnages et des rôles qu’elle endosse et pour mettre au jour ses expériences intimes d'enfant, d'adolescente et d'adulte.

Comme elle se dégage progressivement de certains états, jamais définitivement mais avec acharnement, elle peut en donner alors des descriptions et des détails qui éclairent ce qui avait pu rester obscur. A plusieurs reprises au cours de sa vie, une fois petite fille puis souvent à l’âge adulte, elle va se retrouver face à d’autres autistes, certains totalement coupés du monde extérieur, envahis de stéréotypies, incapables du moindre geste autonome. Le plus naturellement du monde elle trouvera les gestes à faire, les attitudes à prendre et à éviter, et apaisera les angoisses terrassantes de ces personnes. Il s’agit tout d’abord d’enfants puis d’adultes qu’elle devinera autistes au hasard des rencontres – alors qu’eux-mêmes ne le savent pas - ou qu’elle rencontrera à partir d’associations.

 

Avec le recul permis par la lecture en enfilade de ces deux livres, il est possible de distinguer quelques états du monde de la personne autiste. Nous pouvons, je pense, les énumérer ainsi, de la façon même dont Donna les nomme :

·      « La simple existence » 

·      « Le Grand Néant Noir » 

·      « Les explosions sensorielles » 

·      « Les disparitions 

·      « Les personnages »

·      La sensorialité modifiée : la perception impossible de certaines parties du corps et l’hypersensibilité de certaines autres parties, la surdité au sens des mots entendus, les objets inanimés qu’elle voit la protéger, la caresser… d’une façon non symbolique mais concrète, les actions en « pilote automatique »… 

·   L’horreur du toucher, de la présence attentive des autres plus terrifiante que tous les mauvais traitements…

La succession des principaux états reste obscure alors que leur description nous fait entrer de force au coeur du vécu le plus intime qui puisse être donné à voir. Elle peut expliciter la création de ce qu’elle nomme ses « personnages » ainsi que la façon et les moments où ils apparaissent quand « Donna », elle, disparaît sans se dissoudre grâce à eux dans « Le Grand Néant Noir ». Mais elle ne peut que décrire sans lier à aucune expérience mais de plus en plus précisément au fil des deux livres les autres états qui surviennent de façon fulgurante, sans lien ou avec des liens incertains et presque invisibles. Elle les précise et les nomme dans le second, elle les expose directement dans le premier. Nous les saisissons de mieux en mieux mais ne pouvons jamais anticiper leur survenue. Dans le second également, au cours de ses rencontres avec d’autres adultes qu’elle découvre autistes, nous comprenons grâce à sa perceptions d’une extrême finesse des sensations internes des autres autistes que les personnages, en particulier, ne représentent pas une particularité de Donna William mais que bien d’autres autistes de haut niveau ont développé des stratégies absolument identiques pour lutter contre les désagrégations autistiques.

Pour ma part, la découverte principale et particulièrement étonnante que ces livres m’ont permis de faire est celle des « personnages ». Les autres états sont particulièrement bien décrits de l’intérieur mais étaient déjà plus ou moins connus. L’impossibilité également de comprendre le sens des mots des autres tout en étant capable de mémoriser des séquences entières de paroles, mots, attitudes, gestes est étonnante parce que ces séquences entières sont  reproduites dans les situations adéquates à l’emporte-pièce…

« La simple existence ».  Elle se fond dans des perceptions visuelles de points de lumière, de couleurs, de sortes de flocons de couleurs lumineuses qui l’entourent de partout, de lignes, de courbes, de motifs des tapis, de sons réguliers qu’elle crée elle-même en se tapotant le visage. Ce sont des moments de bonheur purs. (Frances Tustin les a nommés formes autistiques).

Les explosions sensorielles. Soudain, ses perceptions s’intensifient, les lumières deviennent d’une vivacité insoutenable, les sons rebondissent de mur en mur en devenant insupportables, elle ne comprend plus ce qui se passe autour d’elle, n’entend plus les mots, perd tous ses repères d’espace et de temps. Certains de ces états explosent en crises d’auto-agression… Elle dit alors que ses émotions la submergent sans qu’ils s’agissent d’émotions précises mais d’une montée incontrôlable de ses sensations auditives, visuelles, olfactives, une « surcharge sensorielle » comme elle la qualifie à plusieurs reprises…

Sans que nous comprenions s’il existe un lien direct avec cette expérience, voilà Le Grand Néant Noir. Elle le décrit pour la première fois au milieu du deuxième livre. Auparavant, elle n’avait pas la distance pour en reconnaître les prémisses et le raconter. Cette expérience de terreur totale commence par certains signes physiques : « Une impression revenait toujours. Elle commençait par la sensation que donne un citron dans la bouche. C’était comme un picotement qui naissait dans la nuque pour ensuite envahir chaque fil et chaque fibre de mon corps, comme les premières fissures d’un séisme. Je connaissais ce monstre. C’était le Grand Néant Noir que j’éprouvais comme l’appel de la mort. »  (II, p 141) (cf II, p 142…) Il est difficile de ne pas relier la description de ce Grand Néant Noir au souvenir qui apparaît presque incidemment au cours du deuxième livre des séances régulières d’étouffement par un oreiller que sa mère pressait sur son visage, jusqu’à lui provoquer une hypoxie tout en l’obligeant à se taire et à supporter, en la menaçant sinon de la tuer. Elle sera pourtant hospitalisée…(II p 15) Pour elle, ces accès représentent le retour inopiné et explosif des émotions non ressenties. Cette « surcharge émotionnelle », si elle n’est pas arrêtée à temps, soit par un personnage, soit par le refuge dans un placard sombre, la fait sombrer « dans le vide infini de la coupure. » Et « la surcharge coûte trop cher. Il ne faut pas risquer le néant de la coupure ».

L’absence de perception de son corps interne. Elle reconnaît son image dans la glace mais ne peut imaginer qu’il ne s’agit pas d’une autre version vivante d’elle-même. Elle ne reconnaît pas la faim ni le besoin d’aller aux toilettes, s’y précipitant seulement quand elle se sent déborder. Elle peut oublier de se nourrir plusieurs jours dans les moments de désorientation. Elle vit une hypersensibilité du cou, du dos et de la nuque mais ne sent pas ses bras ni ses jambes. Quand elle touche sa jambe, par exemple, elle ne peut ressentir la sensation à la fois sur la main et sur la jambe. Elle sait que ses jambes fonctionnent, elle sait comment son corps fonctionne mais ne le ressent pas, elle a tout appris de l’extérieur par observation et imitation.

L’horreur du toucher. Toucher ou être touchée représente une totale terreur : « si on me touche, je n’existe plus ». Elle « disparaît ». Elle a pu « apprendre » à supporter certains contacts inévitables mais elle est alors une machine sans représentation et sans existence.

Les personnagesLe premier lui apparaît à l’âge de deux ans. Un soir, elle aperçoit sous son lit dans la pénombre les yeux verts d’un chat. Elle a peur mais adopte cette image et se met à s’endormir elle-même chaque soir sous son lit en devenant Willie. Willie lui sert de garde du corps, il devient son « préposé aux affaires étrangères » : « une créature au regard flamboyant de haine, à la bouche pincée, aux poings serrés, arborant une posture à la rigidité cadavérique. Willie tapait du pied et crachait à la moindre contrariété. » Elle devient Willie dans les situations de danger ou dans celle où elle doit faire preuve de responsabilité et de décision. Willie est là pour l’aider à comprendre, à désincarner et à renier. Carol, à la différence de Willie est là pour la faire rire et prétendre que rien n’importe. Elle apparaît quelques années plus tard, vers l’âge de 4 ans. Ce personnage est issu d’une rencontre avec une petite fille plus âgée qu’elle, nommée Carol. Son attitude de séduction la capte, elle la suit chez elle. Sa mère, charmante, la soigne. Donna devient instantanément le miroir de cette fille. Elle rive son regard sur elle et ne supporte pas d’être ramenée dans le parc où Carol l’a trouvée en train de se balancer sur « son » arbre. Elle raconte : « C’est cette étrangère que je n’avais jamais rencontrée qu’une fois qui changea ma vie. Elle fut « la fille dans le miroir » en attendant que je devienne Carol à mon tour. » (I, p 39). Et elle devient Carol en se perdant dans son propre regard dans le miroir. Carol devient le deuxième de ses personnages. Donna devient Carol dans de nombreuses situations délicates qu’elle ne peut gérer : Carol séduit, minaude, prend une attitude souriante avec fossette, s’amuse, raconte mille anecdotes (que Donna ne comprend pas mais qu’elle a capté ça et là, dans les spots publicitaires par exemple) et se fait souvent exploiter et même violer. Willie et Carol lui évitaient de brutales chutes dans Le Grand Néant Noir mais elle décide d’abandonner ces personnages livrés au public à la suite de son premier livre et lutte minute après minute pour devenir elle-même.

La surdité au sens, la cécité, l’automatisme… « Je ne saisissais qu’environ cinq à dix pour cent de ce qu’on me disait, sauf si je me répétais les mots. » C’était « un tunnel de cécité et de surdité. » Malgré tout cela, (II, p 64), « comme quelques rares autres autistes, je pouvais conduire, peindre, composer et parler plusieurs langues étrangères, sans pensées ni effort ; mais, ce faisant, j’étais déconnectée de tout ce qui se passait alors et tout ce qui était absorbé arrivait sans filtrage. C’était comme si mon cerveau n’avait pas de tamis ; par contre, ma « réussite » et mon « haut niveau » impliquait coupure, surcharge, dissociation et disparition du temps. On peut être personne nulle part de deux façons : la première est d’être figée et incapable d’agir spontanément pour soi. la seconde est d’être capable de tout faire d’après des répertoires copiés et mémorisés, sans conscience d’un soi, tout en étant pratiquement incapable d’une action complexe et consciente. Viennent ensuite diverses variantes des deux. » Les paroles qu’elle prononce viennent d’ailleurs. II, p 73  « Des mots venaient, même si je ne les considérais pas comme une « expression personnelle ». Ils étaient émis plutôt que parlés. Ils provenaient du répertoire mémorisé d’une « personne théorique », sorte de scénario mental hétéroclite du rôle joué par quelqu’un que certains appelaient Donna. »

Les objets. Elle avait environ trois ans, nous dit-elle, quand tous les gens autour d’elle "trépassèrent". Ils ne furent plus que des « choses-objets ».  Mais les objets de ce monde ne sont pas seulement des objets : « Je m’asseyais sur la chaise et le coussin s’affaissait. La chaise connaissait donc mon poids…. »…

  

---

 

Figurabilité et Autismes. Figurabilité et Psychoses. Figurabilité et Etats Limites

Figurabilité et Autismes. Figurabilité et psychoses. Figurabilité et Etats limites.

 

Comment un enfant d’avant le langage va-t-il figurer ses éprouvés corporels et psychiques, c’est-à-dire symboliser de façon primaire avant de pouvoir le faire secondairement à travers le langage ? Voilà le sujet de cet exposé centré tout particulièrement sur l’enfant présentant une pathologie autistique ou psychotique (actuellement regroupés sous le terme « Troubles du Spectre Autistique » ou T.S.A. (Janvier 2018). Il sera possible alors de procéder à un saut vers l’adolescent et l’adulte encore mus par des éprouvés non symbolisés enkystés dans des traces mnésiques inconscientes.

Il s’agit, au-delà de la théorie, de guider plus finement encore le sujet avec autisme sur la voie du langage.

 

Je reprends ici en partie une conférence exposée au Collège International de Psychanalyse et d’Anthropologie (C.I.P.A.) en 2004.

 

Cet exposé renvoie également à mon ouvrage « Autismes, Naissance, Séparation » édité chez L’Harmattan en 2000, et à mon article intitulé « Psychanalyse de l’enfant avec autisme aujourd’hui, » dans la revue Perspectives Psychiatrique en 2006. Le thème principal de ces trois textes renvoie au même processus observé ou décrit : par notre observation attentive, nos interventions et notre « présence bien vivante » près de ces enfants encore sans langage, nous guidons le trajet qui va du retrait dans l’autosensorialité à la communication langagière. 

 

---

 

Mots clés : Agonies primitives (Winnicott), Agrippements, Angoisses Archaïques, Autisme, Autosensorialité, Consensualité, Contenants psychiques, Continuité d’existence, Démantèlement, Enveloppe-peau, Esther Bick, Etats limites, Figurabilité, fonction contenante, Fonction phorique, Fonction sphincter (D. Meltzer), Frances Tustin, Hallucinations sensorielles, Hallucinose corporelle, Identification adhésive ou identité adhésive, Identification projective, malléabilité, médium malléable, Moi-corps, objets autistiques, Piera Aulagnier, Position adhésive, premières traces graphiques, processus de répétition, projection, Psychoses, Psychothérapie et autisme, regard, Sensations hallucinées (Piera Aulagnier), Signifiants Formels (Didier Anzieu), soins maternels, Stéréotypies, symbiose et individuation, Symbolisation à travers le corps (Geneviève Haag), Symbolisation primaire (René Roussillon), Trauma, Trou Noir de la Psyché, Troubles du Spectre Autistique. 

 

---

 

Figurabilités et Autismes…                                                                                                   Brigitte Algranti

 

Lors du Colloque du C.I.P.A. d’octobre 2001, La Violence en Héritage (voir l’analyse des actes du Colloque sur ce site), Claude Balier (Psychiatre en milieu carcéral et Psychanalyste) et Véronique Lemaître (Pédopsychiatre) avaient présenté le contexte d’adultes criminels rencontrés en prison en écho à une observation d’un nourrisson de 9 semaines soumis à la violence des affects parentaux. Grand écart pour le moins. Et pourtant nous avions vu que si nous savions dépasser l’horreur de l’acte meurtrier, nous trouvions comment le meurtre ou l’agression pouvaient avoir valeur « d’effort » de réparation de blessures précocissimes par ce qui serait « recours à l’acte ». Monde d’un nourrisson soumis à la violence des affects parentaux et figé dans une solitude glaçante et irreprésentable, monde de criminels en prison, le point de rencontre se trouve dans le processus de répétition où l’acte ici criminel représente le seul moyen vers la représentation de l’irreprésentable, dans un objectif de faire naître l’existence du sujet là où il n’y avait « qu’imprégnation-chose », c’est-à-dire sans formulation par l’autre (selon les termes employés par Claude Balier). 

La conférence a été publiée par les auteurs dans l’ouvrage issu du Colloque et intitulé comme lui La Violence en Héritage, chez InPress en 2001.

 

Cette conférence inoubliable me sert d’appui pour me permettre d’effectuer moi-même un autre écart et de construire un autre pont : celui qui relierait des enfants souffrant d’autismes ou de psychoses et des adultes dits « Etats Limites ».

 

---

 

Dans l’abord analytique d’un enfant nous avons besoin de représentations des « systèmes dyadiques mère-nourrisson » normaux et des processus progressifs d’intégration psychique de l’identité propre et de la naissance à la vie psychique personnelle. L’observation du nourrisson au sein de son environnement couplée à la clinique auprès des enfants de plus en plus jeunes jusqu’aux bébés prématurés nous fournissent maintenant de précieux repères. Dans l’analyse des adolescents et des adultes, ces connaissances élargissent nos propres représentations et nous permettent, selon un terme de Daniel Stern, de trouver avec eux une ou des métaphores clés qui fonctionnent comme des  points de départ des processus pathologiques puis de leur résolution progressive. Plus encore, les ébauches de compréhension que nous avons acquises des premières symbolisations à travers le corps chez les nourrissons et chez les enfants autistes, qui nous permettent de suivre et d’apposer des sens sur des mouvements, des gestes, des expressions corporelles, nous ouvre un espace de travail dans l’abord psychanalytique des sujets adultes pour lesquels le langage ne peut traduire les éprouvés issus des expériences précoces, en particulier celles qui engendrent encore tant de souffrance psychique et de répétitions stériles. C’est pour cela que sans aller bien loin dans l’énoncé de ces représentations des processus psychiques les plus précoces, j’essaierai aujourd’hui d’apporter des exemples et des notions mis en évidence dans des cures d’enfants autistes et psychotiques qui peuvent faire lien avec ce que nous travaillons ici quand nous évoquons nos expériences avec des adultes à organisation psychotique ou limite.

Je pense particulièrement à ce que décrivent d’une part Didier Anzieu avec ce qu’il nomme « les signifiants formels » ou « états d’hallucinose corporelle »  et à Piera Aulagnier avec les « sensations hallucinées » que nous communiquent certains patients dans des moments très particuliers. Ces auteurs ont d’ailleurs chacun travaillé étroitement avec des analystes d’enfants autistes tels Frances Tustin, Donald Meltzer, Geneviève Haag, leurs apports s’enrichissant mutuellement.

Nous sommes là au cœur de la notion de figurabilité : imager, figurer dans des images sensorielles les mouvements encore ancrés dans les sensations corporelles, pour symboliser de façon primaire - comme le décrit René Roussillon dont les travaux s’inspirent profondément de ceux de Winnicott et, s’articulent, pour lui aussi avec ceux de Geneviève Haag entre autres. Nous parlons de travail de figurabilité quand nous observons et accompagnons les mises en image sensorielle des traces mnésiques inscrites corporellement et liées aux expériences vécues, notamment traumatiques. René Roussillon, par exemple, parle de la « figurabilité des éprouvés primaires ». Or, avec les enfants, surtout les plus jeunes quand l’animisme règne encore, nous sommes d’emblée dans ce registre : aucun matériel qui se présente, ou très peu, ne passe directement par la parole, mais les représentations-choses, pourrions-nous dire, se créent devant et avec nous par des gestes, des postures, des attitudes, des mouvements, des manipulations, des traces graphiques, des scènes jouées, des dessins dans la dynamique même de leur production.

Dans le cours des entretiens et des séances nous apparaissent alors des vécus corporels, sensoriels, émotionnels, nous renvoyant à la construction des représentations du corps, de l’espace et du temps et à leurs distorsions dans les états de souffrance psychique précoce.

 

Nous avons appris à reconnaître que l’enfant plongé dans l’autisme ou souffrant de pathologies apparentées à l’autisme, dans la suite de la rencontre qui se produit avec nous et avec le cadre matériel que nous proposons, va opérer une reprise des processus de développement que nous pouvons observer chez tous les nourrissons, avec expression à chaque niveau des éprouvés corporels. Nous voyons aussi par exemple comment les interruptions des vacances et d’autres ruptures du rythme des rencontres peuvent entraîner des vécus de corps troué d’où s’écoule la substance vivante. C’est là encore le couplage entre la clinique de ces jeunes enfants et l’observation des nourrissons qui nous permet de mieux en mieux de reconnaître ces modalités de la constitution et de l’appropriation d’un sentiment de soi, d’un self unifié, ou encore d’un moi-corps (Geneviève Haag), les notions de contenant psychique et de contenu (Bion), de Moi-peau (Didieu Anzieu), de première peau (Esther Bick) ayant ouvert la voie de ces recherches cliniques et théoriques.

Dans le cadre qui est proposé, où la régularité apparaît d’une extrême importance, l’enfant autiste à côté puis face à l’analyste va donc en quelque sorte repasser sur les processus les plus primitifs avec son corps et avec l’espace, plus ou moins rapidement selon la profondeur de son retrait et de ses angoisses. 

---

Ici, nous pourrions placer une discussion de la possibilité par l’observation d’avoir accès aux fantasmes, à la vie intérieure. Il semble que nos travaux cliniques nous font avancer à grands pas vers la réduction de « l’écart entre le nourrisson de l’observation et le nourrisson de la clinique reconstruit dans les cures » (Daniel Stern) Et c’est d’ailleurs ce que je propose ici.

Une autre grande discussion encore actuelle est celle de la nature symbolique ou non de ces processus primitifs observés chez les nourrissons dés le début du deuxième mois en passant par des étapes de mieux en mieux repérées. Où commence le processus de symbolisation ? Pouvons-nous considérer l’existence de « symbolisations primaires intra-corporelles » (G. Haag), de représentations concrètes sensorielles par le corps très primitives qui se transforme bientôt, dés le troisième mois, en des représentations théâtralisées à travers le corps… ? Pouvons-nous parler de fantasmes inconscients archaïques créés à travers les expériences corporelles ? Pouvons-nous parler de représentations primitives, de représentations pictographiques (Piera Aulagnier) ?

--- 

En tout cas, le plus naturellement possible, le jeune enfant « autiste » en séance opère ce processus de figurabilité où il s’agit donc de transcrire en image sensorielle ce qui l’agite ou le fige : il se meut dans l’espace, promène ou dévie son regard, glisse son corps le long des murs,  puis, plus tard, à l’intérieur des placards, manipule des objets, les lance, malaxe de la pâte à modeler, dessine, met en scène avec des personnages…Au plus près de l’expression corporelle même, il peut crier, il peut se balancer, il peut baver, uriner ou déféquer… Tous ces gestes et mouvements représentent le matériel à explorer pour la cure avec ces enfants.

Figurer, mettre en image sensorielle, c’est aussi et il ne faut pas l’oublier, permettre la mobilisation d’affects, au plus près de l’éprouvé corporel et psychique mêlé. La force de l’image ainsi créée tient à l’expérience émotionnelle qui l’accompagne. L’émotion, « ce qui bouge en soi », est véhiculée au cœur même du processus qui se déploie. Comme dans le rêve.

Avec les enfants autistes principalement, ces enfants enfermés dans leur bulle ou leur carapace et centrés sur leur sensorialité, le thérapeute doit se mettre dans une disposition de réception où il puisse se laisser atteindre par l’impact émotionnel de ce qui se passe en sa présence. Sans cette disposition particulière –  très proche de celle qui, naturellement, se produit chez les adultes face à un nouveau-né et à un nourrisson – rien ne se passera, l’enfant autiste se figera encore davantage, se fermant à l’espoir que produit toujours la rencontre avec un adulte qui s’intéresse à lui avec toutes les précautions nécessaires. Cette disposition représente la condition sine qua non de la rencontre.

La différence avec le matériel présenté par les enfants plutôt psychotiques est saisissante. Les enfants psychotiques nous communiquent des affects puissants et glacials quand ils figurent des fantasmes très crus. Nous nous sentons pénétrés par ce froid proche des états de terreur sans nom, sans pensées, tandis que l’enfant paraît, lui, être presque halluciné, entraîné dans ses productions sans distance. Nous sommes alors dans le domaine de l’identification projective : les projections de l’enfant ont pénétré profondément et ont créé en nous des émotions corporelles et psychiques que nous avons à reconnaître et à analyser. Avec les enfants autistes, nous ne sommes jamais gagnés par de tels vécus. Tant que nous n’avons pas créé une relation avec eux, même dans les crises de hurlements, nous sommes plutôt coupés d’eux comme si les échos de leur monde ne franchissaient pas les limites de la bulle transparente qui les entoure. Quand ils mettent en représentation, nous n’avons même pas la notion d’une intentionnalité, comme si cela ne les concernait pas, ne venait pas d’eux, se faisait par hasard, comme si cette mise en représentation, que nous avons appris petit à petit à reconnaître, s’était faite sans eux. Et cela dure tant que l’enfant n’a pas fait l’expérience répétée de la traduction par notre parole et nos réactions de ces éprouvés exprimés de cette façon non dirigée, en tout sens et vers personne.

Au départ, outre la présence et le discours des parents, c’est donc le corps de l’enfant qui se présente à nous avec ses rythmies, ses stéréotypies, ses manipulations, ses déplacements dans l’espace, son regard qui échappe et s’agrippe aux lumières ou aux images sur les murs.

Il ne s’agit pas de plaquer des sens sur ces comportements mais de nous laisser guider par ce que nous percevons et ressentons en sa présence, avec lui – avec en toile de fond toujours réinterrogeable les soubassements théoriques qui nous soutiennent – et donc d’être capables aussi de nous laisser surprendre. Cela risquerait de devenir de plus en plus difficile à mesure que notre pratique avec ces enfants s’intensifie car ils passent tous par les mêmes étapes, et mettent en évidence des angoisses profondes en écho à des vécus archaïques terrifiants, qui sont bien souvent les mêmes (vécus de chute tourbillonnaire et sans fin dans un trou noir comme certains ont pu le verbaliser, vécus de vidage ou d’explosion corporelle…). Mais leur histoire, leurs parents, leur personnalité aussi restent différents et chacun a sa propre inventivité, ses caractéristiques, ses modalités de retrait, d’approche et d’expression. Il faut rester apte à être surpris malgré l’accroissement des connaissances permis par tant de recoupements et partages des expériences thérapeutiques avec ces enfants. Dans mon expérience, chaque fois qu’un enfant a pu soudainement me surprendre, lui qui peut-être avait renoncé à susciter des réponses vivantes chez les adultes maternants, il s’est mis à jubiler et la relation a prendre un nouveau visage avec une évolution nette de la qualité des échanges et de l’expression des émotions, ouvrant la place à des ébauches d’identification projective, dans leur forme non pathologique : agir pour faire réagir l’autre dans un sens prévu.

Pour cela, nous devons rester dans l’attitude nommée par Anne Alvarez « une présence bien vivante ».

 

--- 

 

Le temps de la rencontre

Avec chaque enfant appelé autiste, cet enfant qui ne fixe son regard que sur les murs et les lumières, ou encore sur des objets qu’il peut faire rouler en avant puis en arrière dans un mouvement reproduit sans fin…, il m’a toujours  semblé qu’une rencontre s’effectuait très vite et même avec une force extrême si tant est que nous ne tentions pas de la provoquer et si nous nous gardions de toute action qui pourrait être vécue comme intrusive. Nous sommes perçus, comme le sont presque instantanément l’agencement de la pièce et chaque élément qui s’y trouve, alors même que l’enfant évite avec un grand art de poser son regard sur autre chose que les murs, les portes et les lumières (celles qu’il peut lui-même allumer et éteindre). De cette perception aiguisée, nous avons de fréquentes preuves : alors même qu’il n’a jamais posé son regard sur tel objet, la disparition de celui-ci, son déplacement, son remplacement, est instantanément perçu par l’enfant qui entre dans la pièce. De la même manière, alors qu’il n’a jamais paru remarquer un jouet, c’est celui-là qu’il ira chercher quand il en sera parvenu à un niveau où il en aura besoin pour son expression. L’indifférenciation animé/inanimé, si classique dans la description de l’autisme ne me paraît pas exactement pertinente. Il semble bien, en effet, que l’enfant cherche à réduire élément inanimé et élément animé à un fonctionnement identique, robotisé, mais cela est en rapport avec ce que Meltzer a nommé démantèlement, et avec le mouvement d’aplatissement des choses et de l’espace en un monde bidimensionnel. Mais les qualités sensorielles de chaque élément sont ressenties. 

Ainsi, la rencontre n’est pas celle de deux individualités où s’engagent transfert et contre-transfert, en tout cas, bien évidemment, selon les modalités disons classiques. Bien avant d’entrer en contact avec une personne unifiée, nous sommes en présence d’un sujet qui se vit sans enveloppe naturelle, décomposé en parties éparses, qui s’agrippe aux sensations de façon hypersensible, autant à celles que produisent les êtres vivants que les choses inanimées.

 

---

 

La projection sur l’architecture.

Nous en arrivons à ce que Geneviève Haag, qui a suivi l’enseignement de Frances Tustin et a poursuivi en France les travaux d’Esther Bick et Donald Meltzer notamment, appelle la projection sur l’architecture des éprouvés corporels et de l’image du corps.

Et pour saisir au mieux ces éléments, il faut en venir à un court extrait de l’article d’Esther Bick intitulé « L’expérience de la peau dans les relations d’objet précoces…. », publié en 1968 et traduit en français pour la première fois par Michel Haag en 1984, dans l’ouvrage dirigé par Donald Meltzer nommé « Explorations dans le Monde de l’autisme. »

Je cite : « La thèse est que dans leur forme la plus primitive, les parties de la personnalité sont ressenties comme n’ayant entre elles aucune force liante et doivent par conséquent être maintenues ensemble, d’une façon qui est vécue passivement par elles, grâce à la peau fonctionnant comme une frontière. »

Et plus loin : «  Le besoin d’un objet contenant semblerait, dans l’état non intégré du premier âge, produire une recherche frénétique d’une lumière, une voix, une odeur, ou un autre objet sensuel – qui puisse retenir d’attention et, partant, être éprouvé, momentanément au moins comme tenant rassemblées les parties de la personnalité. L’objet optimal est le mamelon-dans-la-bouche joint à la façon qu’a la mère de tenir et de parler et à son odeur familière.

Le matériel montrera comment cet objet contenant est expérimenté comme une peau. »

 

L’enfant dont l’autisme défensif est « réussi », pourrait-on dire, apparaît, dans une certaine mesure comme apparaît le nourrisson avant un mois (ce qui ne veut pas dire, à l’inverse, qu’une formulation comme « phase autistique normale » soit adéquate dans le premier mois d’un nourrisson normal : ce point a été l’objet d’âpres discussions ) : c’est-à-dire centré sur sa sensorialité, sans enveloppe-peau encore constituée, sans lien ou très peu entre ses sensations dans un mouvement ici nommé par Meltzer « démantèlement » qui est l’exact contraire de la consensualité où vue, ouïe, toucher communiquent entre eux et vivent à créer un sentiment de soi, le sentiment d’un moi-corps dit Geneviève Haag, contenu à l’intérieur d’une enveloppe-peau. Dans le démantèlement, au contraire, l’enfant décompose, ou subit une décomposition passive de cette construction progressive qui elle, permet que « les différentes parties de la personnalité » soient vécues comme liées et intégrées à l’intérieur d’une enveloppe fonctionnant comme une frontière. Ici, pas de frontière entre dedans et dehors, un « psychisme nu au vent » (…) mais ayant bien souvent érigé une carapace dure à la place de l’enveloppe- peau manquante.

C’est ici qu’est introduite par Esther Bick la notion d’agrippement caractéristique de la « position adhésive », notion tout à fait fondamentale à mon sens et pas encore assez mise en évidence dans son existence et ses conséquences. « L’enfant s’agrippe à une lumière, un son, une odeur, une contraction musculaire… »

C’est elle, à partir de ses observations du nourrisson et de toutes ses supervisions, qui a permis de reconnaître ces réactions chez le nourrisson normal puis chez les enfants plus grands mais présentant, entre autres, des troubles autistiques. Elle a mis en évidence comment un nouveau-né ou un nourrisson se mettait brutalement à s’agripper à une lumière, un son, voire une odeur, une contraction musculaire de ses mains, de son visage ou de tout son corps… en réaction à un déséquilibre infime et pourtant pour lui brutal : un changement pas assez contenant de position, une variation soudaine dans la présence maternelle, une interruption intempestive au cours de la tétée…

 

Chez l’enfant autiste – et chez bien d’autres sujets sans doute sous une forme atténuée - cet agrippement arrête dans l’urgence le vécu illusoire et terrifiant de chute  - « chute vertigineuse et tourbillonnante dans un trou noir sans fond » – ou d’explosion et de vidage corporel responsable de la peur de se répandre.

Dans d’autres expressions pathologiques aussi, l’agrippement à une contraction musculaire peut s’étendre au corps entier et créer une forme de carapace motrice où l’enfant en mouvement et rebondissement perpétuels, comme dans l’hyperactivité, évite la reproduction des vécus catastrophiques de chute.

Les enfants autistes s’agrippent aux lumières comme ils s’agrippent à leurs stéréotypies et à ces objets nommés par Frances Tustin « objets autistiques » : ce sont par exemples ces objets durs qu’ils tiennent serrés dans leur main, s’accrochant à lui et aux sensations de dureté et de contraction de leur main et de leur corps autour de lui comme pour se vivre aussi durs et condensés eux-mêmes, se créant une carapace à la place de l’enveloppe-peau manquante. Ils peuvent aussi agripper leur regard à une image sur le mur se balançant latéralement en la fixant comme pour se fondre en elle, et ressentir leur corps plat et plaqué contre le mur. Ils peuvent saisir une règle graduée plate et transparente sur le bureau, la bouger doucement latéralement à quelques centimètres de leurs yeux. Si un jouet qui peut rouler est resté dans la pièce, ils le trouveront immédiatement et, s’allongeant sur le flanc, ils le feront rouler en avant et en arrière tout près de leurs yeux dans un mouvement sans fin.

« Tout est plat, rien ne bouge » scandait Henri Michaux qui met si bien en mots des vécus de ce type – car les enclaves autistiques existent, Frances Tustin en a mis elle aussi en évidence (Le Trou Noir de la Psyché), chez des sujets présentant bien d’autres types de souffrance psychique qu’un autisme avéré. « Tout est plat, rien ne bouge » tel semble être souvent la recherche effrénée d’un enfant autiste. Rien ne change, les choses sont plates ou décomposées ou tournent sur elles-mêmes, avancent et reculent indéfiniment, protection contre des vécus catastrophiques, agonistiques selon le terme de Winnicott, qui risqueraient encore de survenir.

Mais peu à peu, si nous savons éviter toute rupture brutale du cadre, un processus très repérable va se mettre en marche.  Le cadre à préserver est autant le cadre matériel que le cadre temporel des rencontres, mais aussi la manière d’accueillir, de parler, de se comporter en général…de la même manière qu’avec un nourrisson, en quelque sorte. Tout ce qui peut être ressenti comme violent exacerbe le retrait, les stéréotypies, les crises de terreur alors que la régularité et l’accueil puis le commentaire progressif de ce que nous repérons de leur vécu sensoriel et spatial permet l’ouverture d’une relation.

 

Plutôt que de décrire de façon générale cette projection sur l’architecture et les étapes suivantes, je vais prendre l’exemple, en particulier, d’un enfant. (Ce n’est pas celui dont j’ai décrit les avancées dans mon livre mais il est possible d’y retrouver le même processus malgré toutes les différences d’histoire et de contexte.)

J’ai reçu Valentin pour la première fois à l’âge de quatre ans, alors qu’il n’avait encore bénéficié d’aucun soin. Il n’avait aucun langage. Nous avons commencé une psychothérapie tout en cherchant un lieu d’accueil thérapeutique.

Une des grandes caractéristiques de son histoire était sa place de troisième garçon d’une mère très sensible et intelligente et qui a beaucoup aidé comme le père à la mise en place et à la poursuite de la thérapie. Mais cette mère était sujette à de graves dépressions avec crises d’angoisse qui ont nécessité hospitalisations, traitement médicamenteux et psychothérapie. Et, surtout, son regard ne fixait pas celui de ses interlocuteurs : quand elle nous regardait en face, ce qu’elle faisait rarement, nous avions toujours l’impression que son regard passait à côté de notre visage. Les deux aînés avaient présenté eux aussi des troubles d’allure autistique, des grands retards de langage puis ont réussi à s’intégrer et à se développer à peu près normalement. Valentin, a été le seul des trois à être gardé exclusivement par sa mère à la maison pendant ses premiers 18 mois.

Au début, il suivait des yeux et de tout son corps le contour de la pièce, s’assurant de la continuité de ce contenant, de la fermeture des portes, de la capacité des lumières à s’allumer et à s’éteindre à partir de l’acte simple d’appuyer sur un bouton. Le premier entretien avec lui et ses parents s’était passé sans qu’il ne pose aucun regard sur les objets, personnes et quelques jouets contenus dans la pièce, dans un évitement tout à fait réussi.

Mais bientôt, dans la première période, il s’était mis à saisir et à jeter au loin tout autour de lui tous les objets à sa portée. Vivait-il ainsi son corps comme projeté en parties éparses dans la pièce et figurait-il ce vécu dans ce mouvement apparemment impulsif?  En tout cas, le premier jeu qu’il avait touché sans le jeter tout de suite en travers de la pièce avait été un empilement de cubes en plastique de tailles décroissantes dont il faisait des tours qui toujours tanguaient puis s’effondrait dés le dernier et plus petit cube posé. J’avais verbalisé à l’enfant mais aussi aux parents ce que je supposais de son vécu corporel d’effondrement. Il avait très longtemps repris ce jeu au cours des semaines suivantes jusqu’à pouvoir faire tenir la tour solidement tandis que son attitude générale devenait elle aussi plus assurée.

Longtemps ensuite – Valentin a franchi toutes les étapes que l’on retrouve dans ces cures mais avec une extrême lenteur, sur de longs mois puis années – il avait entrepris de s’enfermer dans le placard du bureau, sous l’étagère la plus basse, faisant coulisser les portes pour fermer et ouvrir lui-même, avant de pouvoir petit à petit sortir la tête d’abord, puis le corps comme lors d’une naissance, et cela des semaines durant. Une fois sorti, du placard, il avait commencé à ouvrir la porte donnant sur l’entrée et sur le couloir menant à la salle d’attente : je laisse l’enfant, en le suivant, explorer ainsi l’espace depuis que j’ai compris que ces déambulations prenaient la forme d’une expérimentation de l’espace sur lequel est projeté le vécu corporel et relationnel : comme Valentin sortait la tête puis le corps du contenant dur placard et commençait à échanger quelques regards directs, il explorait l’espace entre les deux pièces et les pièces elles-mêmes comme si celles-ci étaient mises en regard à chaque extrémité du couloir qui lui, faisait lien physique entre elles. Il prenait un grand soin à ouvrir et à fermer toutes les portes possibles le long de ces promenades.

Les portes, le « jeu » avec les portes prennent une place centrale dans les manipulations de l’enfant autiste à ce stade. Alors qu’il suivait la continuité du contenant, portes fermées dans le prolongement solide des murs, Valentin ouvrait et fermait ensuite les portes avec une application répétitive, puis passait par les ouvertures, refermait derrière lui, repassait dans l’autre sens. Il aimait aussi fermer, à ce moment-là, les boîtes après y avoir enfourné les objets qui pouvaient y entrer. Meltzer parle alors de la « fonction sphincter » caractéristique de la tridimensionnalité de l’espace psychique et à travers laquelle l’enfant lutte pour la protection et le contrôle des orifices, pour l’accès à la continence mentale et au développement de la pensée.

 

Dans le développement normal, l’accès à la continence physique, au contrôle sphinctérien vers la fin de la deuxième année reprendra à un autre niveau ce premier développement où se constitue la solidité du soi et du corps propre unifié à l’intérieur d’une peau, corps unifié et vivant une continuité d’existence dans le rythme des échanges avec l’environnement maternant. L’expérience d’un moi-peau et d’un moi-corps entouré d’une peau frontière entre soi et les autres puis musculairement solide et agile, dans le plaisir du fonctionnement moteur, permettra l’accès à une pensée contenue dans un appareil psychique, pensée que l’on peut exprimer ou garder secrète. C’est à l’époque justement de l’acquisition de la propreté qu’un conte comme celui des trois petits cochons aura un succès plus que certain : pour s’autonomiser il faut une maison-corps solide, condition sine qua non, et il va falloir aussi une pensée-cheminée capable d’inventivité pour résister aux attaques persécutrices venues de l’extérieur.

Mais revenons au nourrisson : après sa naissance où il était tenu à l’intérieur de l’utérus maternel, le nourrisson adhère par un contact de peau à peau, face contre face, avec le corps et le visage maternel. Tenu dans le giron de la mère, il emboîte sa bouche au sein, colle son nez à la peau maternelle, colle son regard au regard maternel, tourne son visage vers la voix maternelle. (Entre parenthèse, nous voyons ici pourquoi les enfants autistes commencent leur parcours de soin avec des jeux d’emboîtement : il faut d’abord s’être senti bien collé et emboîté pour construire sa propre enveloppe-peau et ensuite se décoller avec un moi-corps unifié). Tenu dans le dos, le nouveau-né est collé au corps de sa mère par le devant. Vers six semaines, il peut suivre de son regard le regard maternel puis au cours du troisième mois on peut le voir plongé dans l’extase en regard du visage maternel. Et quand l’enfant se tourne et regarde à la même distance un adulte qui n’est pas sa mère, il regarde avec autant d’intensité mais son expression d’extase disparaît. Ce serait à ce moment-là que, dans le vécu symbiotique, les deux visages seraient à la fois collés et prêts à se séparer, contre une interface en double feuillet dont un va en quelque sorte se recourber sur le corps du nourrisson…

Geneviève Haag a admirablement mis en évidence que l’individualisation du corps de l’enfant vis-à-vis du corps maternel à l’intérieur de ses propres enveloppes se faisait selon une progression allant de la tête au bas du corps – comme dans l’embryogenèse où la construction du corps se fait, « selon une progression céphalo-caudale ». Vers quatre mois après la naissance, les têtes sont décollées l’une de l’autre, le nourrisson devient capable alors de commencer à différencier le visage de sa mère des autres visages, à s’ouvrir à la triangulation, en passant dès 6 mois par le moment fécond de l’angoisse du visage de l’étranger. Dans une reprise ultérieure à un autre niveau, nous retrouverons la même évolution dans les dessins d’enfants : les premières formes spiralées puis rondes, les ronds qui deviennent visage, puis corps visage avec apparition des jambes en forme de bonhomme têtard… L’image du corps émerge de la tête aux pieds.

L’enfant autiste commence à échanger de longs regards quand il se place dans l’espace de la pièce de façon à se caler le dos. Il va alors particulièrement investir les coins, là où se rejoignent deux murs. Valentin avait fini de jeter les objets en tous sens pour les lancer dans un coin de la pièce puis abandonné – sauf à certains moments de déstabilisation – ces lancers épars ou dirigés. Un autre enfant, Rodolphe, se calait le dos dans un coin et plongeait son regard dans le mien. Un autre se calait dans un couffin pour poupées et échangeait un très long regard avec sa mère dans le bureau. Valentin, comme les autres enfants autistes à ce moment de leur évolution avait alors choisi de manipuler des objets bien particuliers. Lui avait choisi des images cartonnées : loin de s’intéresser à l’image elle-même, c’était les cartes plates qu’il prenait et empilait dans ses mains. A l’époque où il récupérait l’interpénétration des regards, selon le terme de Geneviève Haag toujours, et sortait de son placard, il s’était mis à plier ces cartes selon un axe vertical, repliant les deux côtés l’un vers l’autre : le monde n’était plus totalement plat comme ces cartes dans leur état antérieur, mais, alors même que lui-même explorait la profondeur des espaces, ces cartes étaient pliées. Les charnières des livres attiraient elles aussi son attention. En même temps, l’enfant ressent la solidité de son dos autour de la colonne vertébrale et l’existence de deux parties latérales se pliant vers l’avant : G. Haag nomme cela le dépassement du clivage vertical de l’image du corps. L’enfant, souvent alors, va réaliser des mouvements d’auto rassemblement vers l’avant, ramenant les bras vers le devant et se croisant les mains par exemple.

Quand l’enfant est parvenu à cette étape à l’intérieur de la relation avec le thérapeute et avec ses parents, il est aussi passé par différents moments au niveau de sa bouche. Valentin ne parlait pas, ne produisait pas de sons, bavait un peu. Il avait commencé à se toucher la bouche, à coller cette bouche contre le plaid du divan et contre la vitre du miroir, à vocaliser par période en bougeant beaucoup les lèvres, puis à cracher – là encore, cela ne va pas sans poser de problèmes mais cette étape est nécessaire pour retrouver et organiser les sensations buccales.

La porte, c’est aussi la bouche, il n’y a qu’à voir les portes des premières maisons – maisons-visages – des jeunes enfants.

Toute cette période a été appelée par G. Haag « étape de récupération de la première peau » et la suivante, celle où est ressenti solide la charnière vertébrale et les deux hémi-corps, « phase symbiotique installée ». Cette appellation a été choisie en référence au développement du nourrisson tel que l’observation le montre. 

Dans une deuxième étape de cette « phase symbiotique installée », nous allons voir l’enfant se plier en deux selon l’axe horizontal passant par le ventre, expérimentant le dépassement du « clivage horizontal de l’image du corps ». G. Haag raconte comment un enfant lui montrait deux crayons croisés, l’un vertical et l’autre horizontal et jubilait quand elle interprétait ce qu’il montrait par là de son image corporelle et en multipliait les démonstrations.

L’enfant, à ce niveau, vit son dos comme dur, mais encore son devant, torse et ventre surtout comme mou et fragile.

L’image du corps unifié se construit de la tête aux pieds… C’est autour des sensations buccales et des échanges de regard à regard que se constituerait cette première différenciation des visages et des premiers contenants psychiques. Il est une période, ensuite, où les parents aiment embrasser le ventre de leur bébé et le bébé s’offrir à ces sensations jouissives. L’enfant qui était enfermé dans l’autisme, quand il parvient à ce niveau-là, souvent, se prête, pour la première fois, à ce genre de jeu, si tant est que les parents aient pu garder leurs dispositions maternantes face à cet enfant qui ne répondait pas.

Marie-Christine Laznik rapporte ce moment crucial au « troisième temps du circuit pulsionnel ».

La bouche et les sensations buccales – liées également à l’olfaction - restent toute la vie ce lieu de rassemblement sensoriel, corporel et psychique : il n’y a qu’à penser, par exemple, à tous ces fumeurs qui allument une cigarette et la porte à leurs lèvres pour « se donner une contenance ».

 

L’enfant autiste reste longtemps extrêmement vulnérable aux séparations. Certains enfants s’effondrent en poupées de chiffon comme si leur axe vertical ne les tenait plus, d’autres, comme Valentin justement, mettent en acte un vécu de ventre troué.

La deuxième année, j’avais revu Valentin à la rentrée des vacances d’été et le père m’avait signalé que depuis quelques jours après notre dernière séance du mois de juillet, après également la fermeture estivale de l’Hôpital de Jour où il est accueilli, Valentin s’était mis à uriner sur lui toutes les demi-heures. Ce comportement avait duré toutes les vacances et durait encore lors de cette rentrée, épuisant la patience des parents.

Valentin avait repris contact avec l’espace et les objets. Une dizaine de minutes après le début de la séance, il s’était placé entre le rideau et la porte-fenêtre de la salle d’attente et avait regardé longuement à l’extérieur. Très calme, lentement, il avait alors ouvert grand la bouche, fait entrer tous les doigts de sa main droite dans cette bouche et s’était mis à uriner. Je lui avais dit que, peut-être, il avait ressenti toutes ces séparations comme des pertes, comme s’il s’écoulait par le trou de son ventre. Un peu plus tard, il s’était assis par terre avec une maison et des personnages, avait manipulé les personnages puis les avait pris dans ses deux mains en les rapprochant de son sexe et les avaient envoyé brutalement loin de son ventre. Il s’était levé et approché des deux livres que je sortais toujours pour lui, deux livres cartonnées à trous – chaque page a un trou qui permet de voir une partie de l’image de la page suivante. D’une main, il avait tourné les pages lentement, en me regardant. C’est la première fois qu’il s’occupait de ce livre lui-même, et à l’évidence, ce jour-là encore, les images ne l’intéressaient pas. Je penserai à distance de la séance que, là encore, il s’agissait de trous. Puis il était allé s’allonger sur le divan, rampant en avant sur le ventre et s’était tapé la tête contre son bras replié. Je lui avais parlé de sa tête dure et de son ventre qu’il sent mou et faible, qui pourrait ne pas garder à l’intérieur, qui a eu le sentiment de perdre son contenu et qu’il sentait là, en ce moment, contre le divan. Il s’était retourné sur le dos et je lui ai parlé de la solidité de celui-ci d’autant plus qu’il vient de prendre dans sa main les images en carton qu’il a pliées verticalement. Je lui avais parlé aussi des personnes qu’il retrouvait après les avoir quittées pour les vacances. Son père m’avait alors raconté que chaque matin depuis le retour de vacances, à chaque réveil, Valentin se plaçait sur le ventre entre le mur et son matelas, le ventre contre le sommier, le corps allongé et le visage caché, et refusait de se lever.

La semaine suivante, la mère m’avait annoncé que l’énurésie avait pratiquement disparu. Il aura fallu encore deux semaines pour que, son rythme remis en place, cette incontinence cesse complètement. (On voit là combien le terme incontinence convient mieux que celui d’énurésie : l’enfant ne peut contenir en lui ses objets internes qui s’écoulent par le trou de son ventre.) Depuis cet épisode, Valentin touchait beaucoup son sexe.

(Ne pourrions-nous pas améliorer, entre autres, notre travail avec des enfants énurétiques si nous étions aussi attentifs aux traces de tels vécus archaïques du corps sur lesquelles, ultérieurement, viendra se greffer une angoisse de castration plus œdipienne ?)

Cette vulnérabilité persistante de l’enfant autiste est très caractéristique. Ces différentes étapes dont je parle ne se succèdent pas simplement une fois pour toutes. Nous constatons plutôt que l’enfant passe et repasse sur les mêmes étapes, que les régressions ne sont pas des échecs mais des reprises d’un processus de construction incomplet. Mais la vie normale se fait certainement dans un mouvement spiralé de ce type, par des reprises sur des zones mnésiques encore en souffrance. Si nous avons le temps justement, nous verrons que la trace graphique spiralée apparaît en écho avec la construction du temps qui, de circulaire, devient linéaire, ou plutôt, comme je le crois, selon un vécu spiralé : circularité des rythmes quotidiens, linéarité de la succession des jours.

 

La « projection sur l’architecture » de l’image du corps dont j’ai parlé, est plutôt banale. Elle se retrouve par exemple chez les adultes souffrant d’obsessions et devant vérifier sans pouvoir se réassurer que portes et fenêtres sont bien verrouillées et vont ainsi résister aux effractions intrusives.

Je pense également à une adolescente présentant un état limite avec de grandes crises d’autoagression, qui s’est sentie aspirée par une fenêtre ouverte par laquelle elle s’est jetée alors même qu’elle disait aller mieux. Les enfants qui présentent des états autistiques plus ou moins profonds sont eux très souvent aussi happés par les fenêtres ouvertes comme dans le vide d’un regard sans fond. Ils s’agrippent au mur, essaie d’escalader et se penchent. Certains enfants ne peuvent ainsi voir une fenêtre ouverte sans se mettre en danger. Ils ont encore besoin d’expérimenter la solidité du contenant physique, vont suivre souvent des yeux ou toucher de leurs mains et de leurs corps les murs, s’assurer de la fermeture des portes et qui, bien souvent ont besoin de grimper. Cette nécessité de toucher, de parcourir, de grimper le long des murs en se servant de tout ce qui peut servir de marche, représente encore un comportement d’agrippement. L’enfant doit éprouver corporellement cette solidité pour réussir à s’intéresser à d’autres objets, et entrer en relation avec des personnes. L’ouverture d’une fenêtre, avec ces enfants, fait comme un appel vers le vide. Une très large proportion d’enfants autistes ont eu une mère déprimée – là encore cela ne veut pas dire que cette dépression fasse étiologie, la vulnérabilité particulière de ces nourrissons apparaissant plutôt une donnée acquise – une mère déprimée tournée vers son monde intérieur, cette dépression le plus souvent évoluant à bas bruit, sans soin, dans le silence. Quelquefois, sans être déprimée réellement, leur mère était enfermée dans leurs propre carence et perturbations psychiques. (Il ne s’agit surtout pas, encore une fois, de culpabiliser ces mères mais de mettre en évidence l’urgence d’apporter des soins aux mères déprimées). Que ce soit pour ces raisons, ou dans d’autres circonstances ayant entravé les relations précoces, le bébé, dans ces cas semble-t-il, n’a pas pu savourer les échanges de visage à visage qui apparaissent fondamentaux dans les premiers mois, juste après le temps des emboîtements ou continuité bouche-mamelon, oreilles-voix maternelle et longtemps encore ensuite.

Des enfants, qui avaient acquis un certain niveau de langage, ont pu verbaliser des vécus de chute dans un trou noir comme a pu le mettre en évidence Frances Tustin. D’autres, qui peuvent dessiner, représentent des visages aux énormes yeux comme deux trous noirs.

 

---

Les stéréotypies

 

Les stéréotypies, mouvements apparemment étranges, apparaissent comme des sortes de points d’arrêt particulièrement résistants.

Un enfant se balance d’avant en arrière, un autre tourne sur lui-même telle une toupie, une autre encore se balance latéralement les deux mains croisées devant elle et gratte les murs de ses ongles, un autre enfin fait avancer et reculer une voiture… Les stéréotypies constituaient simplement  un signe d’autisme parmi les autres, une forme étrange à noter. Mais, à recevoir ces enfants, à entendre parler d’autres, il apparaît que ces actions infiniment répétées, apparemment absurdes et insensées, représentent des émergences symboliques primaires qui, faute d’être reçues par l’autre, s’auto-entretiennent et se stérilisent dans un mouvement circulaire infini.

Pour le comprendre, là encore, un détour par le nourrisson et les « symbolisations intracorporelles » nous est utile. Dans des observations, nous voyons par exemple un bébé de 10 semaines, perturbé par une interruption intempestive de la tétée, malaxer une main avec l’autre, de la même manière qu’il vient de manipuler avec une de ses mains le sein de sa mère qu’il tétait. Nous pouvons comprendre cela comme une première tentative de réaliser hallucinatoirement son désir frustré grâce à sa main mise à la place du sein absenté. Ainsi, le bébé, pendant un certain temps, évite le vide soudain de sa bouche qui a perdu le sein. Il lutte activement contre le manque, pendant un temps en tout cas. La petite fille qui se balance latéralement en se tenant les deux mains croisées et qui gratte les murs de ses ongles, a eu comme expériences précoces une mère très perturbée et une fente palatine qui a nécessité une intervention chirurgicale après laquelle elle a été mise en position de ne pouvoir se toucher la bouche des semaines durant, les deux bras maintenus latéralement le long du corps. La stéréotypie semble alors avoir eu comme première motivation de reproduire le désir frustré de se rassembler en avant et de se toucher sa bouche, son visage et le visage maternel. Dans une autre dimension, l’enfant qui tourne sur lui-même telle une toupie semble ainsi avoir mis en action un mouvement de son corps entier contraire à un vécu subi passivement de façon précoce et sans doute répété, celui de la chute tourbillonnante dans un trou noir.

Dans la cure avec les enfants autistes, ces stéréotypies comme les autres manifestations corporelles dans l’espace de la pièce se produisant devant nous, sont apparues comme des projections au sens premier du terme : actions lancées dans l’espace, non dirigées dans un premier temps puis qui nous sont adressés quand nous commençons à en saisir et à en verbaliser le sens ou un sens. Elles continuent à se présenter en s’amenuisant dans leur fréquence et leur intensité au fur et à mesure que l’enfant fait l’expérience reproductible qu’elles sont reçues. Elles laissent alors la place à des expressions de mieux en mieux élaborées et à la suite du processus.

Ces stéréotypies renvoient donc, à mon sens, à des éprouvés sensori-moteurs vécus passivement, à des expériences agonistiques qui ont reçu une première symbolisation intracorporelle, dans un mouvement d’appropriation aux moments de réactivations hallucinatoires de ces expériences précoces. Seulement, faute d’avoir pu être reçus et renvoyés détoxiqués grâce à la « capacité de rêverie » (Bion) d’une mère ou d’un substitut, ils se stérilisent eux-mêmes. Mais on peut aussi les considérer comme une solution d’attente : formes dans l’espace, tentatives pas absolument désespérées, de mettre en une forme des expériences catastrophiques, en attente d’être reçues et métabolisées par un autre.

Ainsi, le processus de répétition, n’est plus considéré comme l’expression pure d’une pulsion de mort, mais comme une tentative souvent échouée de symboliser des expériences traumatiques. Souvent échouée mais qui perdure, qui continue à espérer une symbolisation et une rencontre.

 

---

 

Les premières traces graphiques.

 

Nous avons également appris à reconnaître les premières traces graphiques auparavant nommées « gribouillages » comme une forme d’expression des éprouvés corporo-psychiques chez tous les enfants dés la deuxième année et chez les enfants autistes dans le processus des séances. Nous devons cet enrichissement à Geneviève Haag, là encore. Le pointillage, qui est une des premières traces graphiques, a pu être vu comme une expression de l’expérience de l’interpénétration - interpénétration bouche-mamelon, interpénétrations des regards - expériences par lesquelles passent les premiers sentiments de continuité d’existence et de solidité du soi. Ne serions-nous pas là proches d’une mise en représentation des pictogrammes de Piera Aulagnier ? Gros points violents qui trouent la feuille et écrasent le feutre, points d’intensité de plus en plus modulée, qui seraient le témoignage et la symbolisation primaire en traces graphiques des premières rencontres entre le nouveau-né et son environnement puis de l’enfant en relation. 

 

Deux exemples :

Amanda, 3 ans, cette petite fille qui a souffert d’une fente palatine grave opérée à un an, encore sans langage et qui présentait une forme de dysharmonie grave avec signes autistiques et hurlements de terreur, en début de thérapie écrasait les feutres en des gros points qui éclaboussaient la feuille, puis s’appuyait la feuille sur le visage et sur la bouche, commençant à la sucer et à la manger, se barbouillant de feutre, me paraît mettre en représentation, là, une réactivation d’un désir éperdu de faire pénétrer en elle, par tous les orifices de son visage, le sein, le lait, le regard maternel.

Thibaut à quatre ans, qui avait déjà largement commencé à sortir de son retrait autistique, prenait un véritable plaisir, dans la relation, à moduler l’intensité et les couleurs de ses « petits points » alors qu’il venait de récupérer la possibilité d’échanger des regards avec les personnes connues.

 

Ces premiers pointillages n’existent pas seuls mais s’accompagnent de traits lancés sur la feuille. Ceux-ci, bientôt, vont prendre une forme de trace balayée en revenant puis repartant dans tout l’espace de la feuille. Là, quand ces tout premiers dessins de pointillage et de balayage apparaissent, c’est la forme du mouvement même du bras de l’enfant et de la trace laissée par le feutre, qui permet de voir l’expression de la structure rythmique des échanges nécessaire à la mise en place du tout premier contenant psychique et ce que G. Haag aime nommer, chez l’enfant autiste, la « récupération » de ces expériences corporelles fondamentales pour le développement des premiers contenants psychiques : comme la possibilité d’interpénétration, le rythme des échanges non seulement physiques bien sûr mais aussi le rythme « psychisé » des échanges, permet cette constitution du sentiment d’enveloppe et de la continuité d’existence (Que D. Stern, d’ailleurs, décrit lui aussi dans ce qu’il appelle le sens de soi émergent puis le sens de soi noyau caractéristique des sept premiers mois de vie.) L’enfant autiste en cours d’évolution, récupère cette capacité de liaison des expériences constructives qui ont déjà été les siennes et celles qui se présentent à lui, comme il récupère l’échange des regards qu’il avait fui dans l’enfermement autistique.

Une des forme suivante, très importante, est la trace spiralée dont la forme normale, appelée forme de croissance par G. Haag, serait centrifuge et antihoraire, après l’accès à la tridimensionnalité.

Nous avons ces témoignages des premières intégrations dans les cures d’enfants autistes de façon récente car nous avons la possibilité de commencer ces thérapies généralement vers l’âge de trois ans. Des enfants dont les soins ont débuté bien plus tardivement peuvent quelquefois dessiner mais leurs dessins sont alors très robotisés, comme leur attitude générale.

Un enfant ne pourra représenter graphiquement une forme bien ronde puis une forme radiaire que lorsqu’il aura pu expérimenter la solidité de l’appui dos alliée à l’interpénétration des regards.

Ainsi, chacune de ces formes témoignent d’un niveau atteint dans le développement libidinal et relationnel.

 

---

 

La deuxième partie de ce texte considère la rencontre plus violente avec un enfant psychotique et le travail de symbolisation qui s’opère dans ces cures, depuis l’expression brute des actes de violence jusqu’à une élaboration secondaire. Entre ces deux extrêmes, se succèdent en s’intriquant : des figurations sous forme d’hallucinations sensorielles, puis de scènes avec des personnages, scènes plus vécues dans un état encore hallucinatoire que jouées dans un premier temps, puis de plus en plus jouées, puis plus tard encore sous forme de représentations graphiques. Symbolisation primaire au sens de Roussillon de vécus agonistiques précoces, là encore, avant l’accès possible, quand les persécutions s’apaisent, à une symbolisation secondaire.

 

Mais je peux déjà opérer quelques excursions vers une situation d’analyse d’une adulte à organisation « limite ».

Il s’agit d’une jeune femme de 35 ans. Quand elle était venue me voir elle avait déjà interrompu une première thérapie de dix années, au cadre flottant, où elle avait réussi à faire dériver sa thérapeute entre des positions maternantes dans la réalité même, des positions de neutralité dite psychanalytique à d’autres moments avec beaucoup de silence, des rejets sthéniques en réactions à un harcèlement de la part de la patiente… De cette relation qu’elle avait induite, la jeune femme ne se sortait pas. Quelques mois après le début de notre travail où malgré un certains nombres d’attaques elle respectait le cadre, elle fait sa septième tentative de suicide sur le palier même de son ancienne thérapeute au cours de mes vacances mais selon elle seulement à cause d’altercations avec son mari. Avant de s’affaisser sous l’action de la dose massive de sédatifs qu’elle avait avalée, elle se voit, me raconte-t-elle, en train de passer sous la porte de celle-ci une enveloppe rouge comme un placenta. « Je lui ai fait la totale ! » expose-t-elle dans un grand sourire à mon égard… Elle a conscience de sa recherche de fusion éperdue et insupportable à la fois. Dans le vécu enivrant de son endormissement, elle avait opéré un retour drastique en arrière au sein de l’utérus maternel. Dans le transfert, elle m’avait déjà bien souvent fait vivre des allers et venues, mêlées d’ailleurs, de recherche de fusion et de lutte acharnée contre la fusion, comme si elle me disait : Je vous attrape, je vous capte, je viens phagocyter votre espace, je tente de vous entraîner dans ma réalité mais je vous dis que vous n’êtes rien, que je n’ai besoin de personne, que votre accueil ne compte pas, que vos tableaux sur vos murs sont mal assortis, que votre fauteuil est trop haut, que vous êtes froide et indifférente. Je déverse en vous ma hargne, ma dépression, ma rage contenue mais je n’attends rien de vous… » Mais lors de la première séance à sa sortie de l’hôpital, avant la suivante où elle avait pu relater la vision du placenta, elle était plutôt affaissée, dans un état presque mélancolique. Au cours de son discours et de mon écoute – nous sommes à ce moment-là en face à face -  je me rends bientôt compte que mon corps qui reste immobile est entraîné dans une sorte de mouvement circulaire en lien avec le sien. Je ressens comme un cycle infini qui va de mon ventre à son ventre, remonte à sa bouche, revient vers la mienne, descend dans mon ventre et continue ainsi. J’en prends conscience et pense au lien ombilical puis à celui qui unit un nourrisson à sa mère, aussi au « sein toilette » ou « sein poubelle » de Meltzer où le thérapeute reçoit les déchets du patient. La jeune femme, oui, qui ici envoyait des éléments bêta, semblait accepter de se les voir renvoyés, peut-être un peu « détoxiqués ». Alors que le mouvement ressenti en moi avait pris fin, elle m’avait raconté que sa précédente thérapeute lui a lancé un jour : « Je ne peux pas vous perfuser en permanence ! »

Cette personne avait pu exprimer un jour, après un silence inhabituel, qu’elle se rendait compte que pendant un moment elle n’avait plus été présente et s’était perdue dans les bruits de la rue auxquels elle s’était « accrochée » selon ses propres termes. Démantèlement, adhésivité, agrippement…

Au cours d’une autre séance, elle avait fait part à propos d’une formation en piscine qu’elle devait prochainement suivre de son sentiment de risquer de se répandre si elle se laissait vraiment aller et, après un silence, là encore, avait ajouté : «  Si la piscine se vidait, je partirais avec l’eau… » Plus tard, elle avait parlé également d’une sensation de « trou dans le ventre ».

 

Je veux citer encore une autre enfant en grande souffrance psychique qui, à l’âge de sept ans, se montrait en permanence obnubilée par une question qu’elle posait interminablement à sa mère : Est-ce qu’on peut changer de tête ? Est-ce qu’on peut changer de tête ? Est-ce qu’on peut changer de tête ?  Elle dessinait, emportée elle aussi par des attitudes pouvant témoigner de vécus proches de phénomènes hallucinatoires, des têtes sans corps qu’elle pouvait ensuite recouvrir de rouge sang. A côté, nous ressentions là aussi un froid envahissant. Ce n’est qu’un exemple de ses questions obsédantes mais elles rendaient sa mère pourrait-on dire folle, au point qu’elle s’était saisie une fois d’un couteau de cuisine, l’avait approchée du cou de sa fille en criant : « Tu veux que je te montre ? » Par le chaos de ses pensées, ses questions sans fin, ses cris, ses attaques, ses comportements déchaînés, cette enfant épuisait également la patience des éducateurs et infirmiers qui l’accueillaient en hôpital de Jour. Cette enfant avait été adoptée à l’âge de quatre mois, âge où, dans le processus d’intégration corporelle et de sortie progressive de la symbiose mère-bébé, des auteurs comme Geneviève Haag  pensent que la tête et le cou de l’enfant sont juste individualisés par rapport au corps maternel.

J’ai retrouvé ces terreurs de têtes coupées dans les cauchemars répétitifs d’une autre petite fille de neuf ans, non psychotique mais entraînée dans des comportements tels des vols, des mensonges, des errances, qui avait également été adoptée à l’âge de quatre mois et qui avait pu verbaliser qu’elle avait, par reconstruction, le sentiment de ne plus vivre dans la réalité mais dans un rêve depuis sa petite enfance. Je crois vraiment que ces images qui obsèdent ces enfants tentent de mettre en représentation des vécus précoces de ruptures traumatiques agonistiques. C’est aussi aux alentours de cet âge de 4 mois, vraisemblablement, que prendraient corps si l’on peut dire les vécus schizo-paranoïdes dont Mélanie Klein a tant parlé. Piera Aulagnier, dans sa si percutante description des phénomènes originaires puis primaires et secondaires, a également bien montré comment, dans la phase primaire du fonctionnement mental – après la phase originaire du ou des deux premiers mois environ… -  le déplaisir du bébé ne pouvait être vécu par lui autrement que comme l’effet du désir destructeur de l’autre… Bion l’avait déjà dit : « un sein absent est un sein persécuteur », à ce stade-là en tout cas, car dans la position adhésive d’avant la constitution des premières enveloppes psychiques, un sein absent fait trou dans la zone sensorielle concernée, trou amputation, trou noir.

 

---

 

L’enfant psychotique.

 

La rencontre dont je vais parler maintenant, celle avec une enfant psychotique, est d’un tout autre type. La violence est présente d’emblée avec la souffrance psychique, dans un mélange, pourrait-on dire souvent, détonnant. Le thérapeute reçoit les projections – celles de l’enfant, celles de ses parents souvent aussi. La violence se déploie en force : dans les affects et les fantasmes exprimés, dans les actes, dans l’impact reçu par le thérapeute. Et loin de l’attitude de réception participative qui se doit de rester prête à s’émerveiller que nous avons vue avec l’enfant autiste, nous passons à une autre, fondamentale : ce que Pierre Delion nomme, à propos du travail avec des enfants psychotiques et violents, la « fonction phorique » fonction contenante et de portage qui se trouve représenter la matrice de la fonction métaphorique du langage, ce que d’autres (Bernard Golse, René Roussillon) rapprochent de la « malléabilité », concept introduit par Margaret Milner.

Survivre aux attaques, rester bienveillant et contenant, supporter mais sans excès, tenir. Là est la condition du travail de soin psychique, là et seulement là le cadre se pose pour recevoir les expressions davantage symbolisées : et par rapport au thérapeute d’adultes psychotiques, nous avons en tant qu’analystes d’enfants un grand avantage : les jouets, et cette force qui pousse à la symbolisation envers et contre tout. Les « médiateurs » ici, sont tout de suite trouvés.

L’expérience montre, quelquefois durement, cette « quête d’un objet « médium malléable » nécessaire pour « relancer l’activité de symbolisation primaire en souffrance dans les zones traumatiques » comme l’exprime René Roussillon.

L’analyste doit donc rester réceptif et non entamé, non entamé mais pourtant capable d’être affecté pour entrer en résonance avec les expressions du sujet (Nicolas Abraham et Maria Törok, Antonino Ferro).

Dans la pratique, les choses s’avèrent plus que difficiles. Supporter les attaques d’un enfant psychotique, c’est supporter  - sans excès surtout là encore - des attaques verbales et parer les attaques physiques sur le corps propre de l’analyste et sur les objets du bureau, c’est vivre les projections et rester présent, entier, réceptif, accueillant et ferme. Ne pas laisser l’enfant, ici, déborder le cadre proposé mais aussi rester suffisamment souple pour adapter le cadre quand cela se montre nécessaire,  en le verbalisant.

 

Voilà cinq ans maintenant que je reçois Jeremy et ses parents…

Jeremy, pourrait-on dire, a inauguré, à sept ans, le tableau psychotique qui est encore le sien, même sous une forme bien atténuée, par une explosion tout azimut de violence où la dimension hallucinatoire s’est exprimée directement. Après avoir attaqué gravement adultes et enfants, s’être mis en danger, pendant presque une année, avec exclusions scolaires répétées, signalements administratifs et judiciaires, accusations de maltraitance – fausse - portées sur les parents, il a exprimé avoir de véritables hallucinations auditives, une voix lui commandant de « faire des bêtises ».

Jeremy a maintenant treize ans. Je vais juste prendre quelques repères de ces bientôt cinq années de psychothérapie pour illustrer le thème de la figurabilité dans les psychoses précoces.

Il est rare qu’un enfant de huit ans se trouve ainsi emporté dans une véritable bouffée délirante comme chez les adultes. Mais si Jeremy ne l’avait pas verbalisé, ces hallucinations seraient passées inaperçues comme chez de nombreux autres enfants dans un tel état de déchaînement qui ne les expriment pas de cette façon mais qui les vivent comme le montrent leurs attitudes, leurs regards, leurs propos souvent chaotiques. Jeremy, quand il a pu enfin s’arrêter de me lancer tous les projectiles à sa portée, me menacer de son poing et de ses coups de pieds, au prix de nombreux aménagements et l’aide ponctuelle puis plus régulière d’un infirmier et des parents, a pu commencer à mettre en scène dans l’espace proposé.

Je dis « mises en scènes », à défaut d’une autre expression plus appropriée, car les premières scènes, si elles utilisaient des jouets (figurines, poupons, trousse médicale, cubes de bois…) n’avaient pas véritablement la nature de scènes jouées. Il s’agissait davantage d’actes en scène où nous étions bien proches de scénarios hallucinatoires vécus sans distance. Il ne s’agissait pas de jeux à proprement parler. (C’est ici, il me semble, une illustration chez un enfant de ce que René Roussillon décrit très adéquatement comme « symbolisation primaire de traces mnésiques perceptives » par réactivation hallucinatoire, due à la contrainte de répétition dans le jeu pulsionnel.) Jeremy était pris dans ses scénarios, obnubilé. La moindre intervention de ma part le faisait exploser de rage. Il me fallait rester présente et silencieuse, attentive sans aucune parole qui ne pouvait être qu’intrusive, résister à ses attaques sans me laisser entamer, contenante sans contention, malléable sans mollesse… et continuer à respirer, puis, une fois l’ouragan passé et Jeremy reparti, me remettre à penser… Tous les thérapeutes d’enfants psychotiques vivent de telles expériences.

Sa violence était sous-tendue, bien sûr, par des vécus schizo-paranoïdes : l’autre est potentiellement toujours persécuteur et le risque de mort encore présent dans ces instants-là – une mort par écrasement, étouffement, pénétrations corporelles sanglantes….

 

Jeremy avait juste huit ans donc quand j’ai pu commencer ce travail avec lui.

Pour montrer combien les scénarii étaient à la fois riches pour l’expression puis la compréhension du vécu interne de l’enfant mais aussi chaotiques, confus, avec des thèmes intriqués qui se dégageront autrement à d’autres moments, voici des extraits de scénarii tels que j’ai pu les recueillir dans cette première période :

Jeremy prend une figurine féminine habillée en mariée puis deux personnages masculins de taille adulte. Le premier n’est pas nommé, le deuxième bientôt déclaré méchant.

1 La femme repousse très violemment le deuxième homme.

2. Celui-ci revient alors se jeter sauvagement sur le premier.

3. Le premier embrasse la femme

4. Le méchant revient inlassablement à l’attaque, il est violemment renvoyé par la femme, repoussé, jeté, il revient toujours, de plus en plus sauvagement attaqué, écrasé, malmené mais toujours là.

5. Après quelques scènes de ce type, Jeremy arrête un temps le cycle infernal et ajoute un chapeau de femme sur la tête du deuxième et l’habille d’une robe de mariée, puis déclare en lui mettant une cape noire qu’il est « l’homme invisible ».

6. Le cycle reprend alors. Le deuxième attaque la femme qui se retrouve bientôt pourvue de la cape noire. Il est jeté au fond d’un trou, il est pendu, la femme le jette toujours plus loin.

7. Tout semble fini mais non, le deuxième personnage revient toujours attaquer la femme qui l’attaque, elle aussi.

8. Le deuxième, donc, se trouve envoyé tout à l’extrémité de la pièce. Le jeu se calme et Jeremy se plaint : « Mais je l’aime bien cette vie, je ne veux pas tomber… » 

9. Au prochain retour, le deuxième arrivé est de nouveau renvoyé et, cette fois-ci, écrasé sous la maison. La femme et le premier homme semblent enfin tranquilles ensemble. Mais la maison se soulève sous la poussée du deuxième… (J’ai le sentiment d’assister à un film d’épouvante où le monstre, même mort, revient encore.)

10. Le premier entre dans la bagarre à son tour. Il lance le deuxième dans un pays où « c’est tout noir », où il est encore écrasé, où « il y a de l’eau qui tombe ». Au passage, Jeremy voit le bébé poupée dans le couffin et prononce «  Le bébé, c’est la lune… » puis range brutalement le bébé au fond du placard.

11. La femme et le premier homme ont un bébé. La dame porte le bébé sur sa tête. Le deuxième vient prendre, enlever, le bébé mais le bébé s’accroche. Dans le jeu qui devient encore plus confus, le bébé et le deuxième personnage sont confondus, le bébé attaqué s’accroche à la vie.

 

----

Voici quelques extraits de scènes des semaines suivantes.

Arrive un dragon qui met le feu à l’intérieur de la maison, attaque un lionceau qui tombe depuis la table jusqu’à terre. Le dragon tombe à son tour. Un cheval casqué attaque le dragon, le dragon attaque la maison et la détruit entièrement, les murs s’écroulent.

---

Plus tard, Superman arrive et, pourvu d’une épée, transperce le dragon. Le bras du dragon saigne abondamment. La mariée s’empare de l’épée et transperce Superman puis le dragon.

---

Un bébé est installé dans un berceau avec un petit ours à ses côtés. La dame se penche vers lui avec douceur, chantonne. Mais soudain, la catastrophe survient : la dame tombe violemment sur le berceau, le berceau et le bébé tombent également, l’ours attaque lui aussi le bébé, autour la maison et les arbres sont disséminés. Jeremy explose en crise en même temps.

---

Un petit lapin est jeté dans un seau par la mariée.

---

Le lapin se retrouve sur un arbre, abandonné. Le lapin tombe de l’arbre. Un homme arrive, recueille le lapin, jette la femme et les arbres au loin.

----

La mariée est attaquée par Zorro muni d’une épée, parce qu’« elle a volé le bébé de Zorro ». Zorro est attaqué par deux lionnes, la mère et la fille, il est massacré, dévoré. Zorro revient cependant et attaque le dragon.

----

Lors d’une séance, Jeremy utilise des cubes de bois et commence à réaliser une sorte de construction. Ce jour-là, il ne s’excite pas tout de suite en éclatant l’échafaudage avec des coups de pieds dés que celui-ci menace de tomber de lui-même, par un mécanisme de retournement passif/actif, mais il reconstruit au fur et à mesure. Du fait d’ébranlements et de reconstructions partielles, la forme du château se modifie. Jeremy semble chanceler lui aussi et murmure : « Chaque mois, ça change». L’image qui me vient est celle d’un tout petit enfant pris dans une sorte de vertige dans un environnement changeant, qui aurait le sentiment de voir autour de lui les murs bouger, tourner, agencer l’espace de manières différentes. Je tente une intervention mettant des mots sur cette image. Il m’ordonne de me taire. Puis, continuant à construire avec beaucoup de mal, il commente, toujours absorbé et d’une façon presque hallucinatoire : « Pourquoi vous avez coupé un bout ?… Ca va tomber, il faut pas que ça tombe !… » Mais son échafaudage tombe. Il essaie de se servir de moi pour construire un ensemble solide mais son malaise est tel qu’il ne supporte pas non plus mon aide et menace de démolir violemment ce qui risque de s’effondrer. Je ressens fortement son angoisse de chute, de morcellement, d’explosion et sa tentative violente pour éviter d’y être soumis passivement. 

Ne pouvant rien lui en dire car je sais que mes propos seraient vécus comme des intrusions aussi dangereuses que des attaques physiques réelles, j’essaie de transformer le drame qui se joue et qui risque de déboucher sur une grande explosion, en une sorte de jeu. Je l’aide à réaliser une construction puis lui dit que pour la faire s’écrouler, il suffit de souffler dessus comme dans le conte des trois petits cochons. Il adhère, nous soufflons puis reconstruisons. Il s’agit de canaliser sa grande violence destructrice liée à cette épouvantable angoisse d’effondrement dont il serait victime passive, de l’agir d’une façon atténuée, voire si possible ludique.

Toujours sous tension, Jeremy ne peut plus s’arrêter. Je ressens cette séance comme épuisante et très éprouvante.

---

Lors du premier scénario où le personnage désigné comme méchant, donc le deuxième arrivé, même massacré, revient toujours pour attaquer encore alors que les autres personnages se croient enfin délivrés, il m’avait semblé assister à un film d’épouvante.

Toutes ces scènes sont effectuées dans un climat particulier : il y a de l’excitation, de la violence très appuyée et de toutes petites émergences d’affects dans un océan de froideur.

Les séances où elles se produisent sont entrecoupées par d’autres où Jeremy utilise la poupée, le poupon et l’ours en peluche. Dans la première période, les fantasmes mis en scène sont très crus : l’ours surtout est opéré. Le docteur Jeremy lui « pompe le sang » avec une seringue dans une narine et recueille ce sang dans la paume de sa main qui s’en remplit. Je ressens un vide glacial tout en percevant Jeremy comme repris, en regardant sa main, par un état confuso-onirique proche de l’hallucinatoire.

 

Dans toutes ces scènes, derrière certains éléments apparemment œdipiens, revient une Imago maternelle meurtrière plus encore que castratrice, imago sauvage qui persécute, écrase, transperce…, puis à d’autres moments des « parents combinés » persécuteurs, l’imago paternelle devenant elle aussi annihilatrice. Le désespoir survient, mais un désespoir sans tristesse, un désespoir glacé et inacceptable. Il faut attaquer et attaquer encore pour ne pas tomber totalement dans le vide. Un espoir de réparation perce cependant : un père sauvera le bébé abandonné. (Sauf qu’en le recueillant, il le rapte et la folie recommence.)

 

Jeremy semble vivre ces scènes, mais prend légèrement de la distance semaine après semaine. Il ne paraît plus aussi traversé et entraîné par un mouvement interne non contrôlé. Déjà, il est clair qu’il choisit de prendre tel ou tel matériel à sa disposition pour retrouver un processus en cours, et cela même s’il est loin encore d’y montrer le moindre plaisir. Semble exister seulement une exigence interne qui cherche à trouver une voie d’expression.

Cet écart qui se creuse témoigne d’un processus de symbolisation en cours. Un « jeu » (au sens de l’écart entre deux entités contiguës) commence à devenir possible.

 

Dans le même temps il a fallu aider la mère réelle, tour à tour recherchée par Jeremy pour son accueil et violemment attaquée dans la minute suivante, à se dégager un tant soit peu des projections de son enfant sur elle et de ses propres projections sur le monde environnant qui ne pouvait que lui renvoyer une image de mauvaise mère, pour qu’elle puisse faire preuve de vrais qualités maternelles soignantes et contenantes. Car, je ne peux que le suggérer rapidement, sa propre histoire venait s’intriquer avec celle du père porteur d’une crypte, noyau explosif d’un passé dramatique enfoui dans le secret de bébé mort, de mère gravement maltraitante, de père alcoolique et violent, de maladies mentales, d’accouchements secrets, de filiations inavouées. Les premiers contacts avec cette mère sont presque aussi violents qu’avec son fils. Sa détresse ne pouvait s’exprimer que par une projection massive : personne ne fait le travail qu’il doit faire, tout le monde se défile… La moindre de mes paroles est vécue comme une attaque qui la renverrait à une image de mère incapable. Après avoir attaqué sans relâche, elle s’effondre. Puis Jeremy s’apaise en même temps qu’elle. Pour compléter, il faut dire que le père de Jeremy, lui, en veut fortement à la Société, à la mère Société qui ne s’occupe pas de ses enfants. Mais il veut préserver notre travail et l’alliance avec les deux parents s’installe.

 Parallèlement alors avec la mise en place progressive des scènes avec les figurines dans un processus en cours, un deuxième courant d’expression se met en place, avec les poupées, poupon, ours, trousse médicale et pâte à modeler. Là, une modification très nette de la qualité du jeu est notable. Cette modification accompagne celle de la relation avec les deux parents. Jeremy s’arrange pour que sa mère entre dans le bureau avec lui et participe à ce jeu.

Il ne s’agit plus de bébé opéré qui saigne et meurt sous le scalpel tandis qu’un froid glacial envahit l’atmosphère. Les bébés sont malades mais soignés à l’hôpital par un docteur qui va, avec l’aide de la cuisinière dont le rôle est jouée par la mère de Jeremy, davantage donner de bons repas bien sucrés que des médicaments. Jeremy endosse le rôle du docteur et me donne celui de la maman des bébés malades.

Mais il ne faut pas croire que le miracle ait eu lieu et que Jeremy soit passé de la violence pulsionnelle dévastatrice à une symbolisation tranquille. Cinq ans plus tard, les irruptions violentes existent encore mêmes si elles sont devenues élaborables dans l’après-coup. Les interprétations directes sont restées impossibles car intolérablement intrusives toujours. La lassitude, le sentiment répété d’échec sont venus bien des fois décourager nos efforts thérapeutiques.  

---

Je voudrais encore rapidement citer, dans notre thème de la figurabilité, une séance trois ans après le début de cette thérapie. A cette époque-là comme depuis, je recevais Jeremy seul pendant trois quarts d’heure puis ses parents seuls  - Jeremy refusant farouchement de rester présent. Il était, pendant ce temps, reçu de son côté par un infirmier. Depuis quelques mois, planait la suspicion d’un secret familial farouchement gardé. Et ce soir-là, tandis qu’enfin le père de Jeremy pouvait confier le premier grand drame de son enfance : la mort en bas âge de son frère cadet, drame tabou à l’origine d’autres drames dans l’enfance et l’adolescence de ce père, Jeremy dans une autre pièce était engagé, comme halluciné et pour la première fois lui aussi, dans un combat entre lui-même et son reflet dans la vitre, verbalisant à l’infirmier qu’il se battait contre le « fantôme ».

---

Enfin, récemment, Jeremy a été hospitalisé pour « bilan » trois jours à la demande du psychiatre prescripteur. Au cours de ce séjour, une irruption de violence face à un autre enfant l’a entraîné à être isolé dans une pièce, procédé insupportable pour lui et qui, quand malheureusement cela se produit, fait dangereusement monter le niveau de violence. Les soignants sont restés tétanisés, mis dans l’incapacité de calmer l’explosion. Or, Jeremy sait maintenant se calmer seul si tant est que les soignants acceptent de le laisser sortir à l’air libre. C’est ce qui se passe d’ailleurs ce soir là à l’arrivée des parents qui connaissent bien les réactions de leur enfant et prennent la responsabilité de le laisser sortir jusqu’à la rue.

Le lendemain, il vient en séance et me demande de l’aider à dessiner « comme l’autre jour ». Comme je reste dans l’attente de précisions, il dessine sans mon aide - ce qu’il est devenu capable de faire - et bientôt je reconnais le dessin d’une grotte comme nous en avions effectué à plusieurs reprises mais deux ans plus tôt. Un bonhomme tente de sortir de la grotte mais est refoulé par un serpent qui avance vers lui et veut le tuer. Pour me montrer le sens du déplacement du bonhomme en question, Jeremy dessine une flèche et associe alors avec des flèches d’indiens. Le bonhomme est alors attaqué par une nuée de flèches d’indiens, il est transpercé de toutes part et meurt déchiqueté. Dans un calme toujours parfait, Jeremy revient alors aux figurines – ce qu’il ne fait plus qu’exceptionnellement – et organise un scénario où un bébé puis un garçon glissent sans pouvoir se rattraper sur une pente jusqu’à une boîte noire où il est englouti malgré les tentatives de sauvetage du père qui finit par s’engouffrer avec lui. Quand la scène recommence, un policier arrive et récupère bébé, garçon et père avant la chute définitive dans la boîte.

Nous voyons également ici qu’avec Jeremy, ma fonction – bien entamée puisque toute interprétation verbale est encore largement barrée – a été de recevoir les premières expressions en voie de symbolisation et d’en garder des traces : de cela, Jeremy semble ne pas douter. Il sait que je me souviens – plus ou moins bien – que j’ai gardé des souvenirs des différents temps depuis notre rencontre et qu’il peut y puiser. Cela aussi pourtant a pris du temps : pendant une à deux années, Jeremy détruisais toutes les traces de nos séances, puis il a accepté de ne pas complètement les détruire, de me laisser les récupérer après son départ, puis il a déposé lui-même quelques morceaux de jeux, bricolages dans une boîte personnelle que je gardais dans un placard…

Nous avons affaire très certainement à une histoire d’agonies primitives selon le terme de Winnicott, dans un contexte où l’histoire des parents intervient fortement. Je ne peux pas reprendre ici l’histoire de Jeremy et de ses deux parents et comment ce travail de cinq années a pu permettre de mettre du sens sur cette organisation pathologique dans la violence et la psychose. Je peux juste revenir sur ces premières mises en représentations qui pourtant ne possèdent pas encore les caractères de la symbolisation secondaire, ce qui me semble être devenu le cas dans les derniers exemples donnés.

Dans ces premières scènes jouées, comme dans le mouvement de ce combat hallucinatoire contre le fantôme, nous nous situons, je crois, au plus près de ce que René Roussillon nomme symbolisation primaire qu’il décrit comme la réactivation hallucinatoire de traces mnésiques perceptive ou mieux sensori-motrices issues des zones traumatiques primaires, réactivation sous-tendue par l’exigence de symbolisation du psychisme à l’origine du processus de répétition. C’est à travers son corps, ses actes, ses manipulations vécues de figurines, (quelquefois, pour d’autres enfants, à travers des dessins très particuliers où nous avons vraiment l’impression que l’enfant reproduit d’une manière quasi photographique des scènes vécues de façon hallucinatoire  alors qu’il est incapable des représentations symboliques des enfants bien plus jeunes) que l’enfant envahi d’angoisses archaïques et « soumis au retour hallucinatoire harcelant des expériences traumatiques » (René Roussillon) va mettre en acte plus qu’en scène les fantasmes qui en même temps l’habitent et qui se constituent dans le moment même de leur expression. Qui paraissent le traverser plus qu’être créés par lui. Claude Balier, (dans son article du colloque du CIPA sur la violence et le recours à l’acte,) employait une formule, à mon sens, d’une belle puissance d’évocation : il parlait d’« imprégnation-choses » pour parler de ces traces mnésiques perceptives de traumatismes précoces. Le recours à l’acte dans le cas de criminels comme il le décrivait apparaît comme une situation extrême où l’acte criminel tente de faire émerger le sujet. Les actes violents de Jeremy n’allaient pas jusqu’à cette extrémité mais, de façon claire, permettait de lutter contre le retour de l’agonie première en provoquant un retournement paradoxal de maîtrise qui le fait agir lui-même la violence vécue et non intégrée.

Dans le premier scénario décrit, il faut se permettre de voir comment chaque personnage ne représente pas une seule personne de la vie réelle de Jeremy, ce qui se retrouverait dans les vrais scénarios de jeu d’enfants « ordinaires » pourrait-on dire, avec ce genre de figurines. Les différentes reconstructions ou constructions au cours de cette thérapie permettent au contraire de voir à travers tous ces personnages : la mère, le père et Jeremy certes mais aussi la grand-mère paternelle, le bébé mort, les deux grands-pères violents… et l’on pourrait presque dire : toute l’histoire des deux lignées sur deux générations dans une condensation vertigineuse avec la maladie maternelle préalable à la naissance de Jeremy, la séparation précoce traumatique de Jeremy à un mois…

Dans la scène du château dont l’agencement ne cesse de bouger, il me semble également voir une illustration de ce que Didier Anzieu a nommé « Signifiants Formels ». Dans cette séance, j’avais fortement ressenti les vécus intracorporels liés à l’illusion des modifications de l’espace environnant. Selon Didier Anzieu, cette notion de « signifiants formels » issue de son travail sur le Moi-peau et les enveloppes psychiques, mais aussi et d’une façon très importante, de sa collaboration avec des auteurs et psychanalystes travaillant dans le champ de l’autisme et des psychoses précoces, renvoie à des signifiants concernant les changements de forme comme : « une peau se rétrécit, une ligne droite s’incurve, un bras s’allonge... » caractéristiques d’organisations pathologiques. Ces signifiants formels sont des représentants psychiques, non seulement de certaines pulsions, mais de diverses formes d’organisation du Soi et du Moi. Ils s’inscriraient dans la catégorie générale des représentants de choses, plus particulièrement des représentants de l’espace et des états des corps en général et seraient principalement des représentations des contenants psychiques. Ici, perdre sa peau, c’est perdre les limites du Soi, perdre la cohésion des morceaux qui le constituent, perdre le sentiment d’identité.

Ils sont mis en évidence après ou au cours d’épisode d’ « hallucinose corporelle » que l’analyste perçoit et tente de traduire en mots. C’est bien cela qui semble se produire dans l’exemple, ici, de Jeremy. 

 

La notion de « sensations hallucinées » chez Piera Aulagnier s’en rapprochent étroitement. (Elle en parle particulièrement dans le chapitre 15 intitulé « Le retrait dans l’hallucination » du recueil « Un Interprète en quête de sens ».) Ces « sensations hallucinées » correspondent à un phénomène particulier de la cure avec certains patients adultes psychotiques qui vivent devant le thérapeute une expérience extrême de néantisation et lutte dans le même mouvement pour y échapper en s’agrippant à une représentation pictographique. Elle décrit ce qui se passe soudain dans la séance à la fois du côté du patient que du côté de l’analyste, différent du vécu plus habituel face à un patient schizophrène.

Je cite « Tout à coup, alors que le sujet parlait, s’installe brusquement un total silence, l’expression de son visage change, se fige tandis que l’analyste se sent « frappé d’un verdict de non-existence ». « Que s’est-il donc passé ? » poursuit Piera Aulagnier. « Un « bruit » et non pas un énoncé porteur de signification, une odeur non définissable, une proprioception concernant l’intérieur du corps propre, ont fait brusquement irruption dans l’espace psychique, l’ont totalement envahi : le sujet n’est plus, ne peut plus être, n’a plus été, que cette fonction percevante (auditive, olfactive, proprioceptive) indissociablement liée au perçu : le sujet est ce bruit, cette odeur, cette sensation et il est conjointement ce fragment et ce seul fragment du corps sensoriel mobilisé, stimulé, par le perçu. Tout se concentre sur une zone, mieux, sur un point sensoriel. On apprendra alors » poursuit Piera Aulagnier « que ce type d’expérience a été précédé et suivi d’un vécu affectif bien particulier : on ne peut le définir ni d’angoisse ni de sentiment de dépersonnalisation, ni de vécu persécutif : ça va plus loin ou, pour mieux dire, c’est d’une autre qualité. Imaginez quelqu’un qui tombe brusquement dans un précipice, et qui ne tient que raccroché par une seule main à l’unique et fragile saillie d’un rocher. Pendant ce temps, il ne sera plus que cette union « paume de la main – morceau de pierre », et il ne doit être que cela s’il veut survivre. Tant que cette sensation tactile subsiste, il est assuré qu’il vit, qu’il n’est pas déjà en train de plonger dans le vide. Et pour ne pas plonger, il doit réussir à ne pas se penser « lui-même plongeant » et, tout autant, ne pas fantasmer le tout-pouvoir d’un persécuteur, dont le désir serait de le précipiter dans le vide. La tension de sa main, son agrippement manifestent au même type l’irruption dans l’espace psychique d’une représentation « main – rocher », seule présente, et la somme de travail psychique dépensée pour maintenir l’exclusion, la mise hors circuit de la représentation fantasmatique et de la représentation idéique de l’expérience qu’il vit. »

 

Pour boucler la boucle, nous pouvons dire que ce moment est très proche de ce que D. Meltzer nomme « le démantèlement » - alors que Piera Aulagnier en parle là en pensant que le phénomène qu’elle décrit est en quelque sorte l’inverse de ce démantèlement. Or, il s’agit à la fois de ce phénomène bien décrit chez les enfants autistes où l’on assiste à une parcellisation des perceptions et des fonctions sensorielles décrites par Meltzer, c’est-à-dire à la perte brutale mais aussi passive de la « consensualité », (les différents sens n’étant plus reliés entre eux, comme si, dit Meltzer, on laissait un mur de briques tomber en morceaux faute d’avoir fait des joints de mortier) et, dans le temps même de ce démantèlement, ce que Esther Bick a bien décrit déjà chez le bébé comme des phénomènes d’agrippement. Agrippement à une lumière, une odeur, un son, une contraction corporelle pour lutter contre des vécus de chute…

 

---