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Ecriture de soi et Psychanalyse. La Déchirure d'Henry Bauchau. Essai. 

Parcours créateur et intime.  Small Talk de Carole Fréchette.  La parole étouffée, Essai. 

Molière L'Ecole des Femmes, ou un exemple de perversion narcissique au XVIIème siècle. Essai

Ecriture de soi et Psychanalyse. La Déchirure d’Henry Bauchau

Ecriture de soi et Psychanalyse. La Déchirure d’Henry Bauchau

Ou

Du Labyrinthe à la Route par la Déchirure

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Inventer sa vie en psychanalyse et en écriture.

Quand Oeuvre et Psychanalyse tournent autour de la même recherche,

Dans le Transfert et dans l’Ecriture.

Toucher en soi les traces en mouvance des chutes infinies et des liens blessés,

En faire l’accueil, dans la douleur ou dans le froid,

Les dégager du bloc gelé

Les travailler,

Les transformer en images et en mots partageables

Dans la lumière de la sortie du labyrinthe

Se dégager de leur poids négatif dans un mouvement de symbolisation et de distanciation inlassables

Pour continuer à créer et à construire sa route.

 

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Ce texte a été présenté dans le cadre de l’A.P.A. Association Pour l’Autobiographie dirigée par Philippe Lejeune, dans le groupe de travail « La Distanciation dans l’Ecriture Autobiographique », en juillet 2000. Il a servi de base pour la rédaction de l’article « Du Labyrinthe à la Route » publié dans la revue Poésie Première en juillet 2008, dans le numéro L’Invention de Soi coordonné par Jacqueline Persini.

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Ecriture de soi et Psychanalyse.

 

Où l’écriture de soi nous mène-t-elle, comment et pourquoi ? Nous soigne-t-elle comme le ferait un processus analytique ? Quelle est cette force qui nous prend, nous enlève, nous pousse à dire ou à écrire ?  A dire à un autre, à écrire à nous-mêmes, à écrire à ceux qui nous habitent ou à des interlocuteurs inconnus et impalpables. Pour dire, et avant, pour mettre en forme… Et, qu’allons-nous chercher sur le fauteuil d’un thérapeute ou le divan d’un analyste?

 

Ecriture et Psychanalyse : L’une peut-elle aller avec l’autre ? L’une empêche-t-elle l’autre ? L’une intensifie-t-elle l’autre ?

 

Ne serait-il pas juste question de tracer sa route en la dégageant depuis le labyrinthe lui-même issu du chaos initial fait d’expériences entremêlées ? Chaque séance, chaque page d’écriture trace un chemin dans les broussailles. Chaque passage, qu’il soit par l’écriture ou la psychanalyse, participe au processus spiralé qui tisse et répare en permanence le soi endommagé. Chaque expérience douloureuse endommage, voire déchire si sa force est traumatique, le tissu du soi que l’écriture de soi ou la parole partagée de soi va pouvoir alors raccommoder, en partie toujours. La parole ou l’écriture ne se contente pas de se lancer en jet, mais se travaille grâce à la mise en forme solitaire ou le transfert sur l’analyste, sur l’appareil psychique de l’analyste qui offre ses propres associations, relançant celles du sujet. Pour trouver des sens et une trajectoire.

 

Le Soi se tisse au cœur des premières relations. Les expériences douloureuses précoces le fragilisent quelquefois durablement. Chaque expérience relationnelle positive, gratifiante, au contraire le répare. Ainsi va la vie du petit. Le thérapeute est là quand ça ne suffit pas.

 

Au-delà de ces réponses partielles, entrons dans l’écriture de La Déchirure par Henry Bauchau.

 

L’auteur nous mène sur la route tracée à partir de la grande déchirure de ses deux ans, à sa manière poétique, complexe et passionnée.

 

Déjà, dans L’Ecriture et la Circonstance, il nous livre sa propre perspective de l’articulation de l’écriture et de l’analyse, intimement liées dans sa vie et son œuvre. L’une a libéré l’autre et toutes deux ont continué à agir et à évoluer ensemble.

 

« Il faut défaire avant de faire. Plonger d’abord dans le labyrinthe.

« C’est dans le monde disloqué où l’angoisse m’avait fait entrer, dans ce labyrinthe de l’analyse qui n’avait pas de fil d’Ariane pour revenir en arrière que je me suis mis à écrire »

L’écriture part de cette obscurité initiale. Alors, lorsque l’obscurité est devenue plus profonde, au cours de l’analyse et du temps des séances, l’écriture, lentement, apparaît. « Le désir du poème peut apparaître en présence de la douleur. » (p 4)

 

Il s’enfonce dans l’œuvre et creuse le tunnel de sa libération, avançant dans son passé comme dans un avenir.

 

La Déchirure est le premier roman d’Henry Bauchau. Il a été écrit une première fois dix ans après la fin de l’analyse, « pour en dire ce qu’elle est devenue dans l’écriture qui, comme l’analyse, va vers le nouveau, le caché, vers ce qu’on ne peut ni prévoir ni expliquer complètement. » (L’Ecriture et la Circonstance, p 20). Puis il est totalement réécrit pour y intégrer le récit des six jours de l’agonie de sa mère.

 

Le narrateur est appelé auprès de sa mère mourante. Du coup de téléphone lui annonçant l’attaque dont elle a été victime jusqu’au dernier souffle six jours plus tard, nous le suivons dans sa progression vers cette mère trop lointaine, trop froide, trop absente, à travers souvenirs mêlant dates et personnages, fantasmes reconstruisant un passé déchiré fait d’angoisses et d’éclaircies, de rêves, de reconstructions, d’avancées et de retours...

 

Les six chapitres du livre retracent les six jours de l’agonie de sa mère, scandent le trajet intérieur du narrateur revisitant en fragments de grands moments de la psychanalyse.

L’écriture alors des deux traversées mêlées apparaît comme un nouveau travail sur les mêmes matériaux réélaborés et donne cette œuvre singulière.

 

L’enfance se réécrit…

Un enfant grandit dans le manque, l’absence, le froid de « la Grande Muraille » familiale et sociale. Il cherche la chaleur et la force partout, dans son propre corps dont il explore les sensations et les pouvoirs comme dans des moments offerts glanés à travers le froid, sous ses mains posées sur les tuiles du toit brûlées de soleil, dans la vue de son frère Olivier, le fort, le flamboyant, dans la création de Mérence, servante au regard doux qui se penche sur l’enfant de toute sa tendresse et de sa fermeté bienveillante, qui le soigne et lui raconte des histoires, mais qui n’existe pas. Mérence comme mère-absence... . Il subit, il souffre, il imagine, il admire, il aime, il avance toujours. En se sentant différent, faible, incertain.

Il y a ainsi la mère au regard glacé qui tient à distance et qui ne touche pas

Il y a la Grande Muraille de la lignée paternelle à laquelle elle participe en la subissant et qui pèse, isole, réfrène et punit en brisant l’innocence de l’enfance.

 

Il devient un adulte conforme socialement mais en proie à un malaise qui croît jusqu’au « coup de maillet », jusqu’à la crise qui contraint à chercher de l’aide et mène jusqu’à l’analyse.

« Si le salut était encore possible - et il devait l’être puisque somme toute, je paraissais vivant

- il ne pouvait plus venir que d’ailleurs et de l’autre. Il fallait de l’aide. » (p 25)

 

Le processus analytique fait événement, bouleverse, renverse, atteint les zones d’ombre. Tout au long du texte, nous sont donnés, avec une profonde et saisissante justesse, des illustrations de la force et des caractéristiques de cette aventure unique de l’analyse. La force sourd. Le blanc se mêle au noir... Mérence meurt et la descente au cœur de la vérité se poursuit...

 

L’adulte retrouve les sensations de son enfance, souvent laborieusement, quelquefois soudainement, en de grandes fulgurances douloureuses sous la pression inexorable de l’exigence de La Sibylle, comme il nomme l’analyste. La force issue de cette traversée permet de rompre avec un mode de vie antérieur et d’assumer des choix.

 

Il faut écrire alors dans cette alliance indestructible des mots et de la force de vie qui jaillit de ces couches entassées par la peur et le froid.

Ecrivant, il continue son cheminement, plus fort, dégagé davantage du poids de la Grande

Muraille. Il crée, il vit autrement. Mais le travail n’est jamais fini, la guérison jamais totale.

Les événements de l’existence réactualisent les conflits, ravivent les douleurs et les manques.

 

L’agonie de sa mère, dix ans après la fin de l’analyse, vient de nouveau faire choc. Il vit une nouvelle plongée dépressive, ses fragilités s’ouvrent encore. Accroché au souffle de sa mère mourante, il visite une nouvelle fois son passé d’enfant abandonné au froid et à l’absence, dans l’expérience présente mais surtout dans l’Ecriture.

 

Il refait en quelque sorte un nouveau passage, un nouveau parcours du même passé dans une sorte de mouvement circulaire et dans une zone de plus en plus proche du centre de la douleur et du manque, de la déchirure, dans la souffrance mais vers la réconciliation. Comme, plus tard, Œdipe sur la Route se rapprochera de Thèbes. L’analyse ancienne est reprise dans ce mouvement de vie et d’écriture. La Sybille continue son œuvre dans son absence même, en s’effaçant de plus en plus pour, à la fin du livre, se trouver mêlée à une image de la mère, de Mérence, de la petite fille du rêve, pour se fondre ensemble à l’intérieur de lui.

 

Comme l’analyse, cette nouvelle traversée s’achève sur une explosion qui submerge et libère, dans l’exigence d’une expression plus intense encore. Dans l’Ecriture dont l’œuvré finale nous est donnée ici.

 

Dans le processus analytique…

 

Nous avons dans le texte une description progressive, éparse tout au long du livre, du processus analytique revécu dans l’expérience de l’agonie de la mère et dans l’écriture.

 

La Sibylle pousse à la vérité, aux vérités enfouies derrière les souffrances, derrière toutes les explications, même celles qui se veulent les plus authentiques. Le sujet explicite mais les réponses doivent rester partielles, le processus doit se poursuivre encore plus en deçà : « La traduction ne ferait que tirer le voile et laisser supposer de la clarté dans ce qui doit demeurer vivant et confus. » (p 49)

Dans son silence, dans son attente, elle pousse au combat, à la parole, à la colère. Elle pousse

à abattre la Grande Muraille. Elle est impitoyable et l’analysant se révolte : « Vous m’avez trompé. Je voulais un médecin, pas une Sibylle, ni ce grand pays derrière vous qui m’appelle. (…) Depuis que je vais chez vous, je me sens mal, toujours plus mal. Vous vous en foutez. Vous vous contentez d’appeler ma force. Ce n’est pas juste, je paie pour que vous me donniez la vôtre. Je n’ai plus de force. Je ne veux plus en produire. La force me fait peur. Ca dégoûte d’avoir tant de plaisir à l’avouer, mais j’ai peur. J’ai tout le temps peur, il faut bien que je le supporte.

(...) Elle demande : Vous croyez que ça se supporte, la peur ? Non ! » (p 53)

 

Le processus continue alors. Une pensée enfouie surgit que le sujet ne reconnaît pas avoir eue et qui pourtant est à lui, en lui. « Le combat est déjà engagé. Et je suis dedans, je me bats. » Il veut renoncer encore. « Je ne veux plus me battre et la voix dit : Alors, couche-toi ? »

 

Alors, de refus répétés en éclats de force retrouvés, l’analyse se poursuit, plus loin, toujours plus loin. C’est une main qui tire. « Cette main qui me tire dans la sape, qui me force à me déchirer sur les pierres pour avancer vers le lieu où l’on étouffe, cette main, c’est bien la vôtre, n’est-ce pas ? »

Elle débusque les erreurs, les détails incongrus et une vérité éclate. Ainsi, Mérence n’existait pas. « Vous voulez vraiment que Mérence ressuscite », demande la Sybille, inexorable. « Je sens monter un flot de larmes, je suis sur le point d’y céder. Mais, heureusement, quelqu’un devient furieux. Quelqu’un répond : plutôt crever ! » (p 54) Car il faut aller plus loin.

 

Mérence masquait l’absence, niait l’absence. Elle restituait de la chaleur. Mais il faut creuser la glace, pas l’éviter. Petit à petit, il faut accepter les longues poussées de la souffrance, s’abandonner, et dans les cris trouver les mots.

 

« On finissait par s’apercevoir qu’il n’était plus question de construire, ni d’avancer dans cette matière devenue molle. La preuve était administrée qu’on ne pouvait échapper à son abominable aspiration. La seule issue n’était-elle pas, au contraire, de s’enfoncer plus avant, dans l’espoir d’un antipode, d’un nouveau monde où déboucher à reculons ? » Il fallait vouloir sombrer et se perdre de plus en plus. « On coulait donc et on laissait l’espèce d’obus ou de bombe de fort calibre s’enfoncer en vous, et vous dans la matière molle. »

 

Mais ce n’est jamais assez et ce n’est jamais une descente tranquille. La descente fait peur. On résiste désespérément : « J’étais enveloppé, étouffé dans la matière molle et totalement livrée à elle. Que faire à une matière molle et qui sait qu’elle vous avalera, sinon peut-être – et même certainement - résister et arriver en retard chez la Sibylle. » Mais la résistance ne peut durer. « L’attention requise est trop grande. Le liquide gèle, la souplesse intérieure se crispe. » Lâchant, il coule et s’écoule. « Je veux épuiser le pire. » (p 121) Il plonge, il « avance pas à pas dans ce labyrinthe de sons, de regards et de souvenirs lacérés » (p 183), dans la solitude malgré la présence de l’analyste, à la découverte de l’homme noir en lui, celui qui a emporté la force et le désir tandis que le blanc se conformait. Avec lui, il retrouve les mots incarnés dans la matière même du désir, « le char de la langue » (p 150) pour affronter la peur et retrouver la source. Dans la révolte et le refus encore : « L’amour est dans la blessure. Pour guérir, il faut la matière, toute la matière et faire son œuvre en elle. Vous voyez bien que je ne guérirai plus, je ne peux pas à mon âge apprendre à travailler la matière. Tu le fais ! Alors, quelle colère me saisit : mais non, vous mentez ! Sa voix devient dure, devient sévère : Arrête, crois-tu que je puisse expliquer. Tu sais très bien que les mots sont un peuple. »

 

L’aventure de l’analyse se poursuivra encore jusqu’au moment presque final où surgira un irrésistible élan libérateur, un cri d’existence, une explosion créatrice de mots issus des sons, des rythmes, des songes, du sang, comme une naissance à la vie et un appel à l’apaisement.

 

Dans les mots de l’écriture.

 

Mais un autre appel se fera entendre, celui d’un engagement : « Ne jamais oublier que tu as été perdu. Que tu l’es toujours. Que la perte est ton fardeau et ton trésor. Te souvenir que tu as eu raison. Une fois, cette fois. Il fallait revenir en arrière. Jusqu’à cet endroit où l’homme blanc et l’homme noir ont combattu. Où tu as assumé l’homme noir qui par violence, par ruse et par abomination a tenté de vaincre l’autre et n’a pas été vaincu par lui. Ce combat, cet affrontement, c’est la vie, c’est l’écriture que je veux vivre. » (p 204)

 

Les mots sont au commencement, à l’orée de la blessure : « C’était la parole qui avait été blessée jadis quand, avec l’enfant, elle accourait vers la mère, le grand accueil et la terre familière. Elle s’était trouvée soudain devant une femme froide, presque inconnue et les mots en étaient demeurés interdits. » (p 16) Interdits, sidérés et blessés, inutilisables.

 

La parole est blessée et l’enfant s’enfonce dans la déréliction.

Au cœur de la carence, l’enfant puis l’adulte cherche les mots, cette production issue du corps, l’enfantement d’une représentation vivante témoignant de la puissance sur le monde, pour vivre dans une vraie présence.

Pour l’enfant, le jeu sensuel de la création du « jeune » (p 169), mot et image indissociés dans une matière presque directement corporelle témoigne de cette recherche inlassable.

 

L’adulte, encore, avant la traversée de l’analyse, cherche les mots : « Quand aurai-je vécu, sinon pendant les heures abandonnées à l’amour, ou celles passées à assembler les mots suivant un certain son, un certain mouvement que j’ai dans l’oreille. » (p 141) Il écrit des poèmes « C’était à eux », écrit-il « que j’avais confié mon avenir et l’espoir de retrouver un goût à la vie. » (p 153)

 

Mais c’est au cours de l’analyse, dans le labyrinthe des contraintes et des souvenirs, qu’un soir, dans une explosion créatrice, il sent remonter en lui la source profonde qui crée la parole et les mots, les mots issus du corps et vécus dans le corps. « D’une toute autre direction, d’un lieu où le vent soufflait encore, les mots se sont mis à jaillir. »

 

L’écriture, de ce jour, deviendra son choix véritable, sa voie trouvée.

 

Un sujet de désir et de parole se remet en marche.

 

Mais l’analyse n’était pas terminée. Est-elle jamais terminée ? Il faudra, dix ans plus tard,

cette autre traversée dans l’écriture de l’agonie de sa mère pour qu’un nouveau voile se déchire, que des scènes enfouies réapparaissent et donnent la clé qui permet d’ouvrir d’autres vannes encore fermées. Une deuxième explosion le cinquième jour, s’alliera à la première dans un grand élan libérateur et créateur à l’origine d’une nouvelle naissance dans la parole.

 

La parole, la parole vraie issue des profondeurs de l’être trouve une issue et un moyen d’expression dans une trajectoire où se mêlent intimement psychanalyse et écriture, jusqu’aux choix de vie eux-mêmes : écrire et devenir psychothérapeute.

 

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De la Pierre faire surgir la Vague,

De la page, les mots, les images et les métaphores.

Travail infini des reprises

Pour que les trous trouvent leur fond

Et vivre.

Même dans la déchirure.

 

 

Brigitte ALGRANTI FILDIER

Psychanalyste et Pédopsychiatre

 

 

Small Talk de Carole Fréchette

« Small Talk » ou la parole étouffée.

Un exemple de « phobie sociale ».

 

Il y en a des raisons profondes…

Nous allons peut-être les saisir dans ce texte issu et transformé d’une conférence de 2014 écrite dans le cadre du Cercle Lyrique (et Théâtre et Danse) de Metz pour présenter une œuvre théâtrale de Carole Fréchette intitulée Small Talk. Nous pouvons y suivre quelques jours de la vie d’une jeune fille enfermée dans un retrait relationnel (qui n’a rien d’autistique !) et qui souffre de son incapacité à pratiquer le « small talk », comme les anglo-saxons appellent ces discussions spontanées autour de petits riens de la vie quotidienne qui ouvrent le lien à l’autre.

 

Nous sommes proches de notre thème : Ecriture et/ou Psychanalyse avec ici, une écriture théâtrale. Et proches aussi d’un autre thème de ce site : L’Enfant Triste. Et enfin, du thème des transmissions transgénérationnelles comme nous le verrons dans l’étude de l’œuvre de Carole Fréchette.

 

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Le parcours de Justine, jeune québécoise de 25 ans, dans les scènes successives de sa vie dans son laboratoire de biologie, dans sa famille, sur un plateau de télévision, avec un jeune homme en errance…,  ressemble bien à un parcours psychanalytique libérateur. Retrait, phobie relationnelle, souffrances, émotions, rires, cris, rencontres et, enfin prise de parole, nous suivons tout cela au long de cette pièce émaillée de scènes hilarantes où la mère de Justine, atteinte elle aussi d’un handicap de parole, finira par chanter.   

 

Et par delà Justine et sa mère, nous trouverons Carole, son histoire et son œuvre.

 

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Small Talk. La pièce.

 

Une narratrice entre en scène. Sa présence « off » nous guide dans un univers très contemporain, austère et laid, pauvre financièrement comme humainement, l’univers des zones industrielles, des rues désertes et des abribus désolés. Tout et chacun y apparaît sombre, désert, vétuste, distant et irrémédiablement solitaire. C’est le monde invisible des sans voix, des petits employés incolores, des « petites gens » qui s’abrutissent devant la télévision après leur journée de travail insipide pour repartir le lendemain sans jamais décoller de la réalité quotidienne.

 

Justine, jeune laborantine de bientôt 25 ans, appartient apparemment à ce monde. Elle vit isolée avec comme seule compagnie désirée les cellules vivantes vues à travers son microscope et qui ont remplacé les arbres et les fourmis qu’elle a contemplés tout au long de son enfance solitaire. Elle traque jour après jour dans les cellules qu’elle inspecte les modifications cancéreuses conçues, avec un cynisme comme toujours désespéré, comme seule forme victorieuse de vie. Les uniques formes de vie sont ici ravageuses, mort et vie s’unissent dans la monotonie de ce monde clos qui limite l’univers de Justine.

Pourtant, elle veut « changer », elle veut de toutes ses forces s’intégrer, faire partie du monde. 

 

De quoi donc souffre-t-elle ?  Et comment va-t-elle procéder ?

 

Plus que seulement, comme elle le croit, ne pas savoir amorcer, relancer, alimenter et conclure une conversation dans la banalité quotidienne de ces petits échanges futiles de ce « Small Talk » ou art de la conversation légère, et qui permettent d’entrer en contact avec les autres dans une société individualiste, Justine est incapable de s’exprimer face à un autre. Elle fuit tout contact humain dans un évitement phobique qu’elle croit uniquement lié au langage, langage et communication qui seraient alors à rééduquer.

Elle va chercher à le faire à travers diverses méthodes, avec une « experte en échange conversationnel » sur un site Internet, ou dans un groupe qui pourrait s’appeler les « mutiques anonymes », occasions pour l’auteure de scènes aussi cocasses qu’intelligentes.

Ce langage impossible va être illustré tout au long de la pièce dans ces personnages et ces situations successives finement comiques où se mêlent drame et rire, désespoir et humour, amour et haine.

 

Plus bas encore que ce monde triste et solitaire qui est celui de Justine, dans des sous-sols d’usine et des terrains vagues, un jeune homme erre, plus seul et plus désespéré que tous les autres personnages qui vont à un moment ou à un autre croiser Justine.  Parallèlement à ses mouvements à elle, nous le retrouvons de temps en temps dans son univers obstinément noir.

 

Mais Justine qui vivait solitaire, fuyant dans les coins sombres et rasant les murs, va être rattrapée par la vie et mise en lumière malgré elle.

 

Chacun dans la famille de Justine est affublé d’une tare liée au langage oral : la logorrhée d’un côté, la dysarthrie, dysphasie, surdi-mutité, des autres. La mère, personnage fascinant et furieusement comique, admirablement jouée avec un naturel et un brio irrésistibles par Violette Chauveau grande comédienne québécoise, vit seule elle aussi et a été victime d’un grave accident de voiture qui l’a laissée oralement handicapée - elle deviendra un point de départ pour l’auteure de l’invention de scènes hilarantes ; le père, cloîtré chez lui avec sa nouvelle femme muette avec laquelle il communique – un peu - par la langue des signes, cherche obstinément le silence et l’indifférence au monde humain ; le frère animateur vedette de télévision, hyperactif qui a toujours su captiver l’auditoire, raconte inlassablement blagues et anecdotes tirées et transformées de sa réalité quotidienne.

Ces personnages hauts en couleurs mettent de la vie pourtant dans l’univers de Justine et vont la tirer de son propre silence, malgré et contre eux.

 

Un autre monde nous est montré encore où le frère de Justine cherche à l’entraîner, un monde de superficialité, de télévision spectacle, de show bizz et de la gloire factice et éphémère. 

 

L’acteur est le même qui joue le frère animateur de télévision et le jeune homme désespéré des bas-fonds. Si l’un brille d’une parole incandescente et vide dans un univers à paillettes, l’autre ne finit aucune phrase et erre à la recherche de l’endroit le plus funèbre et le plus obscur pour y disparaître. L’un veut tirer Justine qui se terre vers la lumière artificielle pour sa propre gloire égoïste, l’autre l’attire malgré lui et la repousse en même temps avec une violence qui cache mal son origine désespérée. Et si l’un en sera secoué dangereusement sur son socle en somme bien instable, l’autre en sera sauvé.

 

Au fil de cette pièce extrêmement sensible qui alterne ou même mêle moments dramatiques et moments comiques, soulignée par l’accompagnement finement distancié de la narratrice, l’émotion grandit peu à peu jusqu’à l’apogée finale. On rit beaucoup, on est ému souvent et on pleure aussi même lorsque la mère, cette mère dépendante de sa fille dévouée mais accusée de l’abandonner, avec une authenticité soudaine à travers son langage distordu et sa compréhension du langage barrée dans une scène déchirante, va avec son amour intact et une empathie enfin trouvée vers cette fille avec laquelle elle avait perdu le lien depuis l’enfance.

 

Mais pourquoi Justine doit-elle, pour tenter de se faire comprendre, crier si souvent « non, je ne suis pas timide ! » ? Quelle vérité cherche-t-elle si maladroitement à transmettre ? Si vraiment elle n’est pas « timide », pourquoi vit-elle cette peur des autres, cette incapacité à aller vers eux ? Justine, dans son laboratoire avant sa démarche de sauvetage, se cache dans le coin le plus reculé à toutes les pauses pour ne rencontrer personne, part déjeuner chaque midi avec sa mère, retourne à dix sept heures se cloîtrer dans son petit duplex sombre, fuit tout contact avec les gens, qu’ils soient des collègues, des anciennes amies, sa propre famille (sauf cette mère à qui elle ne peut pas parler), ne décroche pas son téléphone malgré les appels répétés de son frère qui la prie instamment et affectueusement de bien vouloir lui répondre. Pourtant, elle doit parler, elle veut parler, et pour ne plus parler seulement à elle-même sous la lampe le soir dans de longs soliloques addictifs, elle va tenter différentes approches comportementales tandis que sa mère, dans son incommunicabilité parallèle, va tenter de rejoindre les autres et le monde du langage dans une chorale d’aphasiques !

 

Quelles sont alors les raisons profondes de ce malaise traduit dans une phobie sociale qui est, clame obstinément Justine, autre que de la simple timidité ? Que recouvre cette peur de l’autre ? Y a-t-il une « dent pourrie dans une jeune bouche » comme un des personnages le suggère ? Quelle rage étouffée et quelle violence sourde se terrent, mais aussi quelle pulsion de vie cherche à percer au cœur de cette détresse comme de toutes les détresses, même de celle qui fait s’isoler et croit chercher l’effacement dernier ? Nous le comprendrons dans une scène inattendue, dramatique et hilarante à la fois, qui nous montre comment la parole enfin libérée comme dans un processus psychanalytique peut délivrer là où les approches comportementales et cognitivistes échouent en grande partie, la partie la plus humaine de l’expression d’un soi caché. Pourtant, nous devons admettre aussi que les techniques apprises pourront in extremis permettre le dernier sauvetage, celui non seulement de Justine mais aussi de ce jeune errant revenant à la vie par cette rencontre. Car cette pièce nous dit aussi que l’on a besoin de l’autre, d’un autre, pour advenir à sa propre vérité. Par la parole, « Par l’Art et pour l’Humanité », comme le chante ce refrain d’anniversaire québécois répété dans la pièce et mettant en valeur la personne fêtée : « C’est à ton tour, ma chère Justine, de nous laisser parler d’amour… »

 

 

Dans cette fête d’anniversaire, au cœur de ce moment familial, surgit une autre scène enfouie, une scène du passé : un soir de fête familiale du début de son adolescence, Justine a senti monter et a étouffé un cri de rage et de désespoir en s’imaginant soudain tuer toute sa famille sous une pluie de balles. Scène fantasmée d’épouvante tout de suite stoppée dans l’horreur de sa prise de conscience. Justine, effarée par sa propre agressivité, écrasée de honte, s’est alors enfermée en elle-même pour des années jusqu’à sa rencontre avec cet alter ego en errance qui traîne sa haine et sa détresse dans les rues la nuit. Percevant la détresse de cet autre dans ce monde déserté par la parole, elle trouvera enfin les mots que personne n’a réussi à prononcer pour elle pour le délivrer et se délivrer.

 

Une parole bloquée comme un désir de vie barré : « Mais regardez-moi !, écoutez-moi ! J’existe moi aussi ! … »… Mais rien n’y fait, personne ne regarde Justine, personne n’écoute Justine. Son frère si brillant prend toute la place, leur mère ne regarde que lui, fascinée et séduite ; leur père, renfermé sur son propre secret, se tait comme il le fait toujours. Un cri d’appel et de détresse veut sortir de la bouche bâillonnée cherchant l’air pour respirer mais reste bloqué tandis qu’un fantasme, à sa place, vient tuer tout le monde. Justine a coupé son lien à l’autre, elle restera seule dans son monde désolé. Retrait, projection sur l’autre de son propre désir de destruction, peur de l’autre, honte. La phobie sociale s’est installée.

L’effarement de la prise de conscience de la pulsion de destruction a trouvé son issue mortifère dans un retrait phobique douloureux. Justine se rétracte. Elle n’existera plus. Mais la vie en elle, pourtant, continuera sa recherche d’une voie pour sortir de la cage.

Elle la trouvera en recevant enfin l’amour tu de ses proches : « Justine, tu es belle, tu as le droit de vivre, nous t’écoutons, tu as tant à dire... » « C’est à ton tour, ma chère Justine, de nous laisser parler d’amour… »

 

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Carole Fréchette, l’auteure.

 

Carole Frechette, née en 1949, est une auteure dramatique québécoise contemporaine vivant à Montréal.

Elle nous trace elle-même sa trajectoire dans deux documents récents que j’ai pu avoir à ma disposition. J’ai eu également accès à de longs extraits d’une dizaine de ses pièces et pu y reconnaître des thèmes récurrents à travers des personnages qu’elle dit elle-même avoir « enfantés ». Je la cite une première fois : « Emue comme au premier jour quand surgissent du silence les êtres qui m’habitent », j’ai  « donné naissance à Marie, Simon, Elisa, Béatrice, Jean, Hélène, Grâce, Madeleine et les autres. » Nous pouvons ajouter aujourd’hui Justine qui traverse sa dernière pièce de part en part.

Après avoir été profondément captée et émue par la représentation de « Small Talk » au Théâtre du Peuple à Bussang cet été 2014, il me semble naturel d’emprunter ici sa propre parole sensible, authentique et humaine pour vous la présenter.

« Née à Montréal en 1949 », « un beau jour de canicule, d’un père comptable et d’une mère ménagère, deuxième d’une famille de quatre filles », Carole Frechette a grandi « dans les années cinquante, entre « Papa a raison » et « maman à la maison », entre grande messe du dimanche et chansons de Rod Stewart (« blondes have more fun »).

A 12 ans, elle a « rêvé en secret d’être actrice pour émouvoir en gros plan ».  

« Devenue adulte en cheveux longs et pattes d’éléphant », elle « a pris le train de la révolution dite tranquille, secoué le social, l’intime, le politique, le sexuel, filé à toute vitesse vers la trentaine. »

Elle a été admise à l'Ecole Nationale de Théâtre du Canada en 1970 et a d’abord été formée comme comédienne, puis a obtenu une Maîtrise en Art Dramatique à l'Université du Québec à Montréal.

« Comme beaucoup d’auteurs dramatiques, je suis venue à l’écriture par le jeu théâtral. (J’ai vécu) donc la scène avant la littérature ». « Ce métier, à cheval sur deux mondes, celui de la scène et celui de la littérature, se nourrit de ces deux univers. »

Après ses études, elle s’intéresse très vite au Mouvement de Théâtre Politique et de Création Collective qui fleurit à cette époque au Québec et qui a été « un mouvement global artistique, social, politique, moral, humain ». C’est « la grande époque du collectif, de la remise en question de tous les pouvoirs. » Le Mouvement est associé au Québec à la période contestataire virulente des babys boomers, au militantisme radical, à la libération des mœurs. La création collective là s’impose comme un processus de création, produit d’un mouvement idéologique et esthétique qui a contesté le théâtre dominant au cours des années 60 et 70.  Fini l’acteur marionnette, l’acteur instrument, et place à l’acteur responsable, maître de ses mots et de son corps. Il cherche les mots pour se dire. C’est donc autant la nécessité de renouveler ou de créer une dramaturgie que la volonté d’abolir les hiérarchies et de redéfinir l’acteur qui justifie la vigueur et l’essor de Jeune Théâtre. Dés 1972, les productions en création collective des jeunes troupes dépassent en nombre celles de théâtres institutionnels. Et pour parler aux gens, il faut aller les trouver là où ils sont, c’est-à-dire dans la rue et dans les villages.

Dans ces années 70-80, "années de feu et de fougue", dans cette « volonté de changement », Carole Fréchette commence par rejoindre, en 1974, une troupe féministe, Le Théâtre des Cuisines, théâtre engagé sur la condition des femmes, théâtre didactique, au service d’une cause, un « théâtre de dénonciation et de revendication ». Pendant dix ans dans ce mouvement, elle affirme grand et fort que " Nous aurons les enfants que nous voulons " et que « Maman travaille pas, a trop d'ouvrage."

Ce théâtre, raconte-t-elle, « parlait au pluriel » : « nous les femmes », une parole collective pour changer la collectivité. C’était un combat fervent qui a eu un grand impact sur la société.

Pourtant elle se sent surtout là portée par l’époque et vit ce combat un peu contre sa nature. Se sentant devant deux impasses : une impasse idéologique et une impasse artistique, elle quitte ce mouvement en 1980. Elle avait « découvert dans cette expérience de création collective le plaisir de l’écriture » et « avait envie d’une démarche artistique autre, fondée sur l’intuition, une démarche libre, qui ne se met plus au service d’une cause, qui  ne se soumet plus à une idéologie, une démarche qui plonge au cœur de l’être. » Elle ajoute : «  J’ai eu envie de dire « Je ».

« Devenue mère en 1980, année du début de la fin des utopies », elle a commencé à écrire.

Elle est ainsi devenue l'auteur de 13 pièces maintenant avec Small Talk - et aussi de deux romans pour adolescents.

 

Ses « quatre premières pièces, écrites entre 1986 et 1996, sont toutes centrées sur un personnage qui essaie de dire « Je », qui essaie d’exister, de trouver sa place. »

Dans « Baby Blues » en 1989, « une femme, Alice, qui vient de donner naissance à une fille cherche son identité à travers sa lignée. » Il « ne s’agit plus de dénoncer, de revendiquer, mais seulement d’explorer les replis d’une âme et son écriture théâtrale »  en « en traduisant les voix intérieures polyphoniques. » Le monde des femmes reste son univers mais là, il est vu à travers le Je d’Alice.

« Exister dans le monde représente le fil délicat » des « Quatre morts de Marie », ensuite. C’est une véritable plongée au cœur du Je et sa pièce fondatrice, celle où a pris forme sa voix d’auteur. Elle s’étonne d’avoir ainsi donné la vie à une femme en errance, elle qui se sent « si peu étrange, si bien adaptée, capable de se couler sans heurt « dans les formes de la vie. » Marie est une femme dont la mère est partie un jour de son enfance sans prévenir, « une enfant abandonnée, qui grandit la rage au cœur sans jamais trouver les mots », tentée par l’action terroriste. Mais Marie veut « survivre dans le monde ». Elle ne trouve pas « sa niche », sa place et va fuir le monde non pour disparaître mais, au contraire pour enfin se sentir exister. » Les Quatre morts de Marie, remporte en 1995 le Prix Littéraire du Gouverneur Général et constitue la véritable entrée en scène de Carole Frechette comme dramaturge.

« Les Sept jours de Simon Labrosse », reprend ce thème  - exister dans la société. La pièce est écrite par Carole Fréchette dans l’anxiété de ne pas trouver sa place comme auteur alors même qu’elle quitte son travail d’enseignante, d’organisatrice de festival, de critique théâtral, pour écrire à plein temps. Et Simon Labrosse, au chômage, s’essaie à différents emplois : « cascadeur émotif » ; « spectateur personnel » ou encore « finisseur de phrases ».  Carole Frechette s’essaie là à l’écriture comique sans réussir vraiment à quitter le drame.

Ses personnages centraux, quelquefois même, cherchent leur peau comme Elise dans « La Peau d’Elise », en 1996.

« Avec cette plongée dans le « Je », j’ai retrouvé mon vrai rapport au monde », dit-elle, « celui qui m’a donné naissance, celui qui s’est formé dans l’enfance, dans lequel il y plus de désarroi que de colère, plus de tristesse que d’indignation, beaucoup plus de questions que de réponses. »  

 

« Désarroi, tristesse, questions », nous les retrouvons dans toute son œuvre jusqu’à Small Talk, à côté d’un comique indéniable, formant des pièces qui nous touchent avec acuité.

 

En 2002, « Violette sur la terre », ressemble au retour de Marie des années plus tard. Les silences de Violette suscitent d’autres paroles, d’autres « je ». Et c’est alors que Carole Frechette réalise que dans ses quatre premières pièces il n’y a pas de véritables rencontres entre les êtres. Il faut opérer un changement. 

« Jean et Béatrice », en 2002  recherche la rencontre de deux êtres.

« Le collier d’Hélène » également en 2002 va à la rencontre d’un pays, d’une région du monde, d’une culture. Mais Hélène y trouve la guerre et ses séquelles. La quête de sa juste place continue. « Comment parler de sa peine à elle en parallèle à la souffrance d’un peuple ? Hélène a perdu son collier mais les gens qu’elle croise ont perdu une maison, un fils, un pays. Pourtant, il y a aussi sa propre peine, son sentiment de perte et une place pour elle. » « C’est parce qu’il y a de la place pour elle, pour sa peine, que le cri de l’autre peut être entendu et sonner juste. »

« La petite pièce en haut de l’escalier » en 2008 fait retour sur le Je, mais « non plus un Je qui veut se dire mais un Je qui cherche ses racines profondes ». C’est « une pièce à propos de l’opulence et du manque, une pièce à propos du mystère impénétrable de l’autre, une pièce sur la nécessité de faire place au sombre, au noir, à la souffrance, à la peur. Une pièce à propos du monde opulent qui ne veut pas voir cette autre part du monde qui souffre et meurt », et à propos d’un « bonheur construit sur le silence, cette négation. »

Car arrivent alors encore une nouvelle étape et une nouvelle épreuve d’écriture et de vie.

Il lui faut « revenir au nous, pas un nous de revendication, mais un nous désemparé. » « Pas le grand nous de la collectivité, de la société, mais déjà un petit nous, celle de la cellule familiale. »

En 2007, une pièce courte sur la famille lui est commandée par la Comédie Française. « Dans ce petit carré découpé par la commande dans le grand vide de la création, elle va chercher l’infini des possibles ».  Ce sera « La Pose », pièce de 15 mn avec 4 acteurs.

 

Dans les extraits de toutes ces pièces que j’ai pu lire, des thèmes reviennent comme des questions qui ne trouvent jamais que des réponses tronquées : l’impossibilité de communiquer dans la famille et la solitude irrémédiable de chacun, personne n’écoutant vraiment personne, chacun fuyant dans son propre univers en faisant semblant d’être là avec les autres. L’unité apparente recouvre une désunion profonde. Reviennent les thèmes d’une mère qui part (dans un accident de voiture, dans le désespoir, dans une vie parallèle imaginée…), celui d’un membre de la famille qui préfère l’observation des fourmis et des plantes plutôt que la vie avec les humains, d’un autre qui saute de liaison en liaison et de rupture en rupture. La détresse se cache derrière l’apparence de la vie.

Comme elle nous répète : « Souvent inquiète, angoissée, parfois nostalgique des années de feu et de fougue, mais jamais blasée, je suis émue comme au premier jour quand surgissent du silence les êtres qui m’habitent », et qu’elle s’étonne, disions-nous, d’avoir donné naissance à ces personnages en errance, solitaires, interdits de parole, elle qui s’adapte si bien dans la société et qui ne fait que encore et encore parler, dire, exprimer, faire sentir, j’ai imaginé qu’elle allait ainsi inlassablement à la recherche de sa propre mère restée au foyer « Papa a raison et maman à la maison », soumise et sans les mots pour se dire, une femme qui a accompagné toute son enfance et dont les propres plaies tues hante notre auteure. Peut-être.

Les pièces de Carole Fréchette sont traduites en une vingtaine de langues et jouées à travers le monde. Certains de ses textes ont été produits à la radio en France, Belgique, Suisse et Allemagne. Les sept jours de Simon Labrosse, ainsi que Jean et Béatrice ont été adaptées à la télévision. Un court métrage a également été tiré des Sept jours de Simon Labrosse, et Le Collier d'Hélène est en cours d'adaptation cinématographique.

Ses œuvres ont été saluées par de nombreuses récompenses, au Canada et ailleurs.

En 2002, la SACD (Société des Auteurs et des Compositeurs Dramatiques) lui a décerné le prix de la francophonie qui soulignait le rayonnement de son œuvre dans l'espace francophone. La même année elle a reçu le prix Simirovitch à Toronto, une des plus importantes récompenses théâtrales au Canada.

Très active dans le milieu théâtral, elle a été présidente du Centre des Auteurs Dramatiques, un organisme voué au développement et à la promotion de la dramaturgie québécoise actuelle. Et nous savons combien la francophonie est promue et défendue au Québec.

En France, toutes ses pièces ont connu plusieurs mises en scène.

Son théâtre est généralement publié chez Leméac / Actes Sud-Papiers.

 

Sa dernière œuvre est donc ce « Small Talk » dont nous parlons aujourd’hui. Elle a été créée pour le Théâtre du Peuple, à Bussang, écrite spécialement pour ce théâtre, mise en scène Vincent Goethals et Julia Vidit qui interprète également la narratrice, et jouée là bas même du 12 juillet au 24 août 2014.

 

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Ce voyage à travers l’œuvre de Carole Fréchette jusqu’à Small Talk nous a permis de suivre un parcours créateur et de percevoir insidieusement puis de plus en plus nettement la recherche intime d’une femme au cœur même de sa création. Ecriture et Psychanalyse se rejoignent là encore.

 

Et un autre thème de ce site s’y détecte, celle de l’Enfant Triste que fut aussi certainement Carole comme Justine, Marie, Violette, Elise et les autres…