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Transgénérationnel.

 

Nos traces inconscientes. Transmission Psychique Inconsciente. Secret, Fantômes, hantises...

 

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Citations, poèmes

 

Dans la littérature 1 : Raphaële Billetdoux, l'enfermement et le mutisme.

 

Dans la clinique 1 : Jeremy. Un enfant Délire

Transmission psychique inconsciente

Nos traces inconscientes.

Transmission psychique inconsciente, des traumas cachés, des ombres et des secrets...

 

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Nous allons cheminer ici entre littérature et clinique pour saisir quelques unes des transmissions transgénérationnelles à l’origine de bien des troubles : « TOC », délires, phobies, angoisses invalidantes ou tout autre empêchement à vivre.

 

Traquer les ombres, mettre au jour les secrets et les traumas cachés, pour briser les chaînes… Les enfants des porteurs de secret n’ont pas d’autre choix. Et seront libérés seulement ceux qui y parviendront.  

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Fantômes...

 

« La faute, la culpabilité, les comptes mal réglés et non élaborés, les identifications pathologiques sont les fantômes de la nuit qui viennent malmener enfants et parents à leur insu, par le jeu d’interactions perturbées par les fantasmes transgénérationnels. »

 

Jean-Louis Le Run, 

La nuit et ses enfants.  Imaginaire de la nuit dans la mythologie grecque,  

Enfance et Psy La Nuit, N° 10 

Transmission psychique inconsciente

 

 

 « La mélodie qui repose en silence au fond du cœur de la mère est fredonnée sur les lèvres de son enfant. » 

Khalid Gibran cité par Jacqueline Léger, Un Autisme qui se dit.  Fantôme mélancolique. L’Harmattan, 1997, p 21

Double et fantôme

 

Je m’en suis si bien souvenu

Que je l’ai toujours reconnu

A tous les instants de ma vie.

C’est une étrange vision

Et, cependant, ange ou démon,

J’ai vu partout cette ombre amie.

(…)

Partout où, sans cesse altéré

De la soif d’un monde ignoré,

J’ai suivi l’ombre de mes songes ;

Partout où, sans avoir vécu,

J’ai revu ce que j’avais vu,

La face humaine et ses mensonges ;

 Partout où, le long des chemins,

J’ai posé mon front dans mes mains,

Et sangloté comme une femme ;

Partout où j’ai, comme un mouton,

Qui laisse sa laine au buisson,

Senti se dénuder mon âme ;

 Partout où j’ai voulu dormir,

Partout où j’ai touché la terre,

Sur ma route est venu s’asseoir

Un malheureux vêtu de noir

Qui me ressemblait comme un frère.

 

Qui donc es-tu, toi que dans cette vie

Je vois toujours sur mon chemin ? 

(…) 

Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse,

Pèlerin que rien n’a lassé ?

Dis-moi pourquoi je te trouve sans cesse

Assis dans l’ombre où j’ai passé.

Qui donc es-tu, visiteur solitaire,

Hôte assidu de mes douleurs ?

Qu’as-tu donc fait pour me suivre sur terre ?

Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frère,

Qui n’apparais qu’au jour des pleurs ?

LA VISION

Ami, notre père est le tien

Je ne suis ni l’ange gardien,

Ni le mauvais destin des hommes.

(…)

Je ne suis ni dieu ni démon,

Et tu m’as nommé par mon nom

Quand tu m’as appelé ton frère ;

Où tu vas, je serai toujours,

Jusques au dernier de tes jours

Où j’irai m’asseoir sur ta pierre.

 

 Alfred de Musset, Nuit de Décembre

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L'Enfermement et le Mutisme pour Raphaëlle

L’enfermement et le mutisme pour Raphaële.  

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Ecriture et secret.

Ecrire pour retrouver sa voix…

Ecrire pour sortir des cryptes…

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Sources :

Raphaële Billetdoux,  Chère Madame, ma fille cadette, Grasset, 1997

et

François  Billetdoux, Va donc chez Törpe, Actes Sud, Préface de février 1989 par l’auteur.

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Ou : Comment un enfant se charge des émanations de l’histoire de son parent.

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Raphaële Billetdoux est la fille de François Billetdoux, né à Paris en 1927, auteur dramatique et romancier français à succès, un des promoteurs dans les années 70 du Nouveau Théâtre.

Nous irons le chercher nous aussi après avoir donné la parole à sa fille. Juste, pour donner le ton déjà, voici le témoignage d’un contemporain.

« Dans l’univers confus du théâtre de l’après-guerre, son œuvre bouscule les règles. (…) Tant de légèreté et de mélancolie surprennent tout d’abord. Tant de bizarrerie au cœur de la vie. Et puis, brusquement, le voilà sombre, douloureux, les larmes aux yeux, toute à la peine immense et secrète des hommes. (…) Enigmatique. (…) Au nihilisme de Beckett, à la noirceur complaisante d’Anouilh, Billetdoux oppose un humanisme désarmé, ironique, qu’une vague espérance éclaire. En vérité, il ne se désespère pas, il s’étonne. Ces étonnements que l’humour, point grinçant, presque tendre, prolonge, firent le triomphe de Va donc chez Törpe, au Studio des Champs Elysées, en 1961.(…) Le charme doux amer et qui est celui des âmes en peine, marque à tout jamais le théâtre de Billetdoux, nous disant en mineur que les hommes et les choses, les passions et les haines, les amours vaincues s’estompent dans le temps ne laissant en chacun qu’un regret infini.» (Pierre Marcabru, Universalis)

 Pour Raphaële, il est d’abord un père.

Raphaële Billetdoux écrit à sa suite. Ses ouvrages peuvent être appelés « autofictionnels » même si ce terme n’était pas à l’ordre du jour encore. Elle s’y raconte.  Mais son écriture va devenir, tout d’abord malgré elle puis de plus en plus consciemment, une entreprise de mise à jour d’un trauma enkysté devenu secret pathogène dans les générations précédentes.  

Nous la suivons maintenant avant de rechercher dans l’écriture même du père les ombres émises par le secret.

 

La filiation.

« Le 5 février 1986, je mis au monde Augustin, fils de Paul G., petit-fils de François B., arrière-petit-fils d’un jeune fantôme supérieurement intelligent, Paul B., décédé de mort violente à vingt-trois ans, qui n’a pas encore trouvé la paix, et me presse maintenant, pendant que j’écris ces lignes, d’en arriver à la violation du secret de famille, qui lui permettra peut-être alors, enfin, de trouver une sépulture. »  (p 132)

Paul,

François

Raphaële

Augustin

Quatre générations. A celle de Raphaële, il n’y a pas de fils. La deuxième fille qui « porte un nom de garçon féminisé, avec juste un e au bout » reprendra le flambeau. Augustin, son fils, est conçu avec un homme qui porte le prénom de l’aïeul, Paul.

Une boucle est bouclée. Pourquoi tant de travail et tant de peine ? Pour délivrer les fils.

 Raphaële confie, dans son « Chère Madame, ma fille cadette » dont le titre est lui-même la reproduction de l’entête d’une lettre écrite par le père à la fille :

« Alors qu’il avait commencé à se taire – au sens où l’on parle du silence d’un auteur – il est arrivé que j’ai commencé à écrire… Je jure que je ne savais pas ce que je faisais. Il s’est joué là pour moi, entre onze et vingt ans, à bas bruit sur un air de destin, un incompréhensible tour de passe-passe. » (p 12)

 « A bas bruit sur un air de destin »

 Raphaële est devenue mutique à l’adolescence. La « Jeune fille en silence », titre de son premier livre, va alors se mettre à parler par l’écriture. Il faut retrouver la voix.

De là où elle voyait son père galérer - il creusait, creusait, creusait sans relâche, comme dans le sol d’une cave – de sa table de travail, elle va faire entendre un filet de voix puis en faire un chemin vers une sortie du tunnel. En mettant au jour les secrets qui pesaient sur son père, le contraignant à créer, sans jamais trouver de soulagement.

 

L’emmurement, le mutisme et l’écriture. Le « syndrome d’enfermement ».

La chapelle, le tombeau, la crypte…

Raphaële raconte.

François Billetdoux a transformé sa demeure en chapelle, une chapelle destinée au travail et au silence. Raphaële, adolescente, le croise quelquefois quand il sort du bureau où il écrit nuit et jour, mais aucun mot n’est échangé. Seules, des lettres sont déposées ça et là, des lettres destinées à l’une ou l’autre de ses filles, laissées sur une commode, trouvée par elle alors que son auteur est déjà retourné s’enfermer dans son bureau à l’étage.

« …Par une nécessité que vous comprendrez plus tard, lui écrit-il, cette maison n’est pas seulement une habitation. C’est un lieu peu conventuel où, en plein Paris, il est possible de se tenir à l’écart du monde, au secret, pour y méditer bien des choses. (…) un lieu de recueillement. (…) Notre maison, pour vous comme pour nous, est une sorte de chapelle dont je suis sinon le prêtre du moins le bedeau (…) » (Lettre de François Billetdoux à sa fille, le 3.2.67).  (pp 54 – 56)

 Dans cette chapelle, « il ne survenait jamais personne, pas plus à l’improviste que sur invitation. » (p 61)

 Les années entre 11 et 16 ans, sont un gouffre de silence pour Raphaële.

« Comme par une exigence de condensation avant la métamorphose, à ce tournant de vie, la parole m’avait désertée. De mémoire, elle me paraissait vaine. A la façon peut-être d’une jeune anorexique, exaltée d’avoir découvert qu’il n’est pas nécessaire de se nourrir trois fois par jour, qui en conçoit une force secrète, murée derrière mon visage, j’écoutais l’expression humaine sortir de la bouche d’autrui.      (pp107-108)

On l’appelle « la jeune fille en silence. »

 Puis : « Seize ans, je commençais à sortir du gouffre – non à m’ouvrir aux autres, mais à pouvoir ouvrir les yeux sur eux. »      (p 59)

Que se passe-t-il alors ?

Une recherche de vie, entravée.

« Qu’est-ce que je veux. M’enfouir. M’enfuir. »

« Je voudrais tellement ne pas répéter la vie mais inventer des raisons de vivre où je puisse m’enfoncer, sinon je me sens trop légère pour peser sur le monde et trop lourde pour y échapper. Je n’oublie pas qu’il s’agit d’être et non de passer. Je me souviens de la satisfaction qu’on a d’être une personne, ou quelque chose, parmi ce qui existe.

Ce que je veux. Eclater au monde tout en muscles et en enfance. Je m’attends aux humidités, aux fermentations, aux secrétions et aux créations.

Je cherche ce que je veux.

Par élimination, ce que je veux, peut-être, le voici : pleurer, vomir, saigner, parler, enfanter.

Comprendre cette envie d’anéantir ce qui est clair et nécessiteux en moi pour que l’obscur seul puisse rester, et alors enfin apparaître.

(…) Ce n’est pas tellement que j’ai peur de l’avenir, c’est que je n’en ai pas envie.

J’ai envie d’autre chose, Papa. Autre chose.

Mais je ne sais pas ce que c’est. »  (p 77)

 

La chape de plomb qui pesait sur son père pèse maintenant sur elle, l’écrase comme elle l’écrasait, et lui fait perdre la parole.

A son tour alors, elle ne sort plus, ne voit personne.

« D’où la question dont je dois m’efforcer maintenant de trouver la réponse : Est-ce que parce que j’écris que je ne sors pas – et alors, j’en appelle à la délivrance du Ciel et des hommes avant que ne se referme sur moi la pierre du tombeau – ou parce que je ne sors pas, ne peux pas sortir, que j’écris ? » (p 64)

Malgré elle, et à la différence de sa sœur aînée, qui va devenir actrice et qui a su « rompre la spirale infernale, dite « de répétition », elle répète : « Si lucide que je sois, j’ai perpétué jusqu’à la caricature, le modus vivendi parental. (…) J’ai été rattrapée : je tâche de vivre et d’écrire à mon tour dans le silence le plus pur. » (…) « Je manque à la vie, je lui fais insulte, je le sais. » (p 63)

La parole qu’elle essaie d’émettre se brouille et, à ne pouvoir parler, elle écrit sans relâche.

Jeune adulte, encore, «A la rage, après mes grandes années de philosophie, d’être devenue une technicienne sous la contrainte des horaires et le poids nouveau de la hiérarchie dans le monde du travail, il fallait une échappée : le samedi, le dimanche, je m’étais mise à écrire.

Quelques chapitres de ma vie passée me tenaient lieu de sujet.

En quatre mois cet automne-là, sans que j’en aie réellement conscience, s’est créé mon premier roman. On le nomma Jeune Fille en silence. »   (pp109-110)

« Le syndrome de désertification qui l’avait précédé s’est renouvelé, depuis cette époque, avant chaque livre : les mots dans ma bouche s’entrechoquent, se font pauvres, ternes, approximatifs, je navigue en état d’infériorité, croit que je vais mal, me demande ce qui arrive, jusqu’au moment où je comprends que je dois me mettre au travail. »  (p 110)

 

Qu’est-ce qui revient ainsi, encore, contraignant Raphaële au mutisme et à l’écriture ?

Raphaële écrit par nécessité, une nécessité impérieuse, absolument vitale. Elle doit écrire, parce que sa parole achoppe, se bloque, « devient hachée, lacunaire, perplexe… », parce qu’elle ne trouve pas d’issue. Elle est happée par une force sombre qui ne lui laisse plus le choix, « pour que l’obscur seul puisse rester, et alors enfin apparaître. »

En écrivant sans relâche à son tour, en puisant, en creusant dans son propre passé, elle va remonter dans celui de son père et de sa chaîne. En écrivant ainsi, elle saisit l’existence d’un secret pesant, d’une énigme dans la génération précédente. Et comprend que pour vivre, il faut qu’elle la résolve.

 

« Je veux comprendre », « Je veux de l’air ! » insiste, le héros de François Billetdoux.

Je veux retrouver la parole, dit la fille. Retrouver un sens. Trouver une issue à l’emmurement.

 

Mais, pour le moment, Raphaële souffre encore de ce « syndrome d’enfermement » : s’asseoir à sa table de travail dans une maison de silence, reclus, de génération en génération.

Pourquoi ?

La jeune fille en silence cherche.

Des souvenirs remontent :

« Agée peut-être de deux ans, couchée, hiver comme été, si tôt, de manière si militaire par notre mère, que jamais je n’avais vu la nuit, un soir également, je tournais mes yeux de gros bébé vers les vitres de l’appartement (…), poussai un hurlement de terreur : derrière, tout était noir ! J’ai cru que quelque chose de grave était arrivé au monde… Encore, à ce souvenir resté très vif, le cœur me serre.

Ainsi à travers les âges, reçoit-on, comme par éclats taillés dans la roche, à petits coups, des renseignements sur la famille à laquelle on appartient. » (pp 61-62) 

Sa métaphore revient encore. Elle voit son père enfermé dans cette maison-chapelle-silence travaillant encore et toujours comme un homme creusant avec une pioche dans le sol d’une cave où il est enfermé. Que creuse-t-il ? Pour trouver quoi ? Elle ne le sait pas encore mais les éclats taillés dans la roche, à petits coups l’ont touchée, elle, comme des « signifiants énigmatiques » issus d’un secret de honte et de terreur envoyés par un parent vers son enfant sans le vouloir et sans même le savoir.

 Il creusait, et les éclats taillés dans la roche du silence sont arrivés jusqu’à sa fille. A son tour, elle s’enferme dans la crypte - le tombeau dans la cave de la chapelle - transmise. 

« Les petits corps nus, bouche ouverte, qui chutent à l’infini dans les précipices d’ombre des tableaux de Jérôme Bosch, sont derrière les fenêtres que les grandes personnes, avec leur effroi de nous avoir fait naître et qu’on ne soit rien, ouvrent sans arrêt devant les enfants.

De toutes les charges qui nous incombent à notre arrivée au monde, la plus usante, la plus épuisante, n’est-elle pas, pour chacun, d’avoir à plaire à ses parents ? Tel le niveau du mercure sur le baromètre, aussi fugitif, aussi instable et fluctuant, le degré d’approche de ces sommets intérieurs s’affichait au fil des jours à même les deux visages, mais réclamait, quand on les avait reçus, une lecture différente : sur la face maternelle, une morgue, deux yeux fixes renseignaient rapidement ; sur la face paternelle – comment était-ce possible ? – n’apparaissaient plus, comme pour l’Homme Invisible que la peau, les lunettes aux verres fumés, et les deux yeux, au contraire, étaient confisqués. »    (p 92)

 Il va lui falloir identifier ces ombres chutant à l’infini dans les précipices sombres de la nuit. Qui sont ces fantômes de la nuit ?

 Pour sortir du tombeau offert par l’Homme Invisible, elle changera de prénom et se fera appeler Marie. Il faudra lutter.

« Ici à la maison pour moi tout a vécu. J’ai gardé un souvenir de vie mais si je n’agis pas maintenant en effet, je ne m’en souviendrai même plus et serai aussi morte-vivante que les objets qui m’entourent, et les sons qui se sont habitués à eux-mêmes, et les couleurs qui se ravissent et se dévorent entre elles. Mais tout se fait de soi-même, on le remarquera, alors sans doute il ne faut pas craindre d’être mal élevé, il faut s’imposer et gêner, il faut voler aux choses et aux gens ce qu’ils ont de propre. » (p 78)

Dans « Chère Madame, ma fille cadette… », Raphaële cherche à lier le destin du père et le destin de la fille. Comprendre leur enchaînement. Retrouver le point de départ, s’il y en a un. Le chercher dans l’histoire de son père, histoire dont l’influence se perçoit jusque dans les vibrations de l’air autour de lui, dans ses attitudes, ses mouvements, ses regards, ses exigences, ses silences, son travail acharné et solitaire. A partir des lettres que lui dépose ce père dont la présence enfermée dans sa propre recherche créative, attire et pèse.

Elle regarde en arrière, et voit en son père « l’orphelin, le petit garçon de combien de formes d’abandons déjà, avant l’âge de raison qui, derrière humour et rires bonhommes, démarche de canard et apparence bon enfant, courage et poings serrés, exigence et tolérance, théâtre et littérature, alcool et pudeur, ne passait pas un jour sans pleurer encore au-dedans de lui la femme qui, la première, il y a longtemps déjà s’en était allée, sans baiser ni bonsoir, danser hors les murs. » (p70)

 Puis l’homme mûr, enfermé dans ses rituels.

« Car l’Oeuvre est fille du maniaque. Isolement, biscuits à quatre heures, habitudes mortifères, obsession, yeux baissés, absence de partage, ambiance d’éternité, sont, du génie, le temps de l’élaboration, tout ce qui transparaît. »   (p106)

« Quelle que soit leur apparence physique, la plupart des gens, je pense, sont visibles dés le matin. (…), ceux qui n’ont pas fait le choix de se cacher (…). Cependant il en existe qu’un manteau d’ombre affuble longtemps encore après qu’ils aient émergé du sommeil et pour qui se lever est une illusion qui dure jusque tard dans la matinée, comme si la partie active et fraternelle de leur être était restée à errer dans les nuées.

Et il en est d’autres, appelés souvent à mourir jeunes, qui gardent un pied de l’Autre Côté jusqu’au soir, autant dire qu’ils ne sont jamais levés. C’est de là-bas qu’ils composent, écrivent, et peuvent transmettre des nouvelles… A ceux-là, comme aux précédents quelques heures durant, si, d’aventure, ils ont fondé une famille, la souffrance d’être vu, le risque d’être sollicité, dans l’état où ils se trouvent, est une épreuve de chaque jour. Mon père était de cette nature de figurants. »  (pp 141-142)

Elle rencontre Paul.

« De mon père, il paraissait à l’opposé (…) Cependant, par une invisible clochardise, une ineffable infirmité dans l’art de vivre pour qui les connaissaient bien, ils étaient parents : orphelins de père tous les deux, dés les premiers mois de la vie, en vérité ils étaient frères de ciel.

Quelque chose, dans cette sorte d’homme grandi dans le silence de la vibration masculine, est pour jamais enkysté. Il ne peut ni agir pour soi, ni seconder, comme si, au-delà de la représentation, de l’esprit de fête et d’entreprise, perdurait une stupeur, une sidération de l’être. Et que, comme mon père, ils n’en délogent pas du matin au soir, ou que, comme Paul, ils viennent seulement s’y laisser tomber comme un soldat, ces hommes-là n’habitent pas leur maison. »  (pp 130-131)

 Puis naît Augustin. Lui, il faudra le sauver.

« Et comment faire, deuxièmement, pour libérer la descendance du syndrome d’enfermement ? La porte est ouverte. Mon fils va et vient librement depuis tout petit… Certains soirs, pourtant, ce personnage de onze ans qui vient s’asseoir à ma table, ce front bourrelé, ces yeux fiévreux tournés vers l’intérieur, ce coup de fourchette rapide et mécanique, cet intensité de silence, ce corps qui, déjà, est reparti s’isoler, ne dirait-on pas… ?? »  (p 66)

 Elle doit continuer à écrire, continuer à chercher. Dans ses souvenirs, dans les journaux aussi. Elle va puiser, creuser, dans son propre passé, pour remonter dans celui de son père et de sa chaîne. Il y a une énigme dans les générations précédentes. Il faut la trouver, la déterrer, en trouver la clé. Retrouver le point de départ, s’il y en a un.

L’écriture de Raphaële est puissante et sensible. Il faut avoir longtemps cherché à comprendre de l’intérieur pour décrire aussi bien des êtres. Il faut s’être laissé imprégner par leurs vibrations. Elle est bien enfant de secret.

 

Mais avant de trouver avec Raphaële ce secret aux émanations si douloureuses, nous pouvons faire un détour par l’écriture du père, François Billetdoux.

Lui-même a parlé, tardivement, du drame qui l’a hanté toute sa vie, qui lui a fait ainsi creuser, creuser sans relâche dans la roche du silence. Mais de ce drame, il connaîtra, peu à peu, des bribes. En creusant, d’œuvre en œuvre, il les trouve une à une, attrape toutes les traces et en fait des histoires. Il rassemble les éléments épars, les débris, les « signifiants énigmatiques » qu’il a captés dans une attitude, une parole, un lapsus, un silence, une discordance, une mimique, un regard qui fuit ou se fige, un comportement étrange, une obsession insensée. Pourtant, il ne sera jamais conscient d’en avoir lui-même transmis un empêchement à vivre et il n’aura pas le temps de saisir tous les détails du drame inaugural, ce que fera sa fille plus tard en explorant les articles de journaux de l’époque.

Il va bientôt mourir d’un cancer. En février 1989, deux ans avant sa mort, il raconte dans une préface à une nouvelle édition d’une comédie, écrite par lui et publiée pour la première fois en 1981, Va donc chez Törpe, comment la mort s’est infiltrée en lui.

« Déjà, la mort fait partie de la famille, où l’on a beaucoup disparu sans rien me dire.

Ma mère a été enlevée de sa chambre en cachette quand j’avais sept ans. Plus tard, on me racontera qu’elle avait attrapé un coup de vent froid en montant jusqu’où elle n’aurait pas dû : au premier étage de la Tour Eiffel. En ce temps-là, on avait quelque honte à mourir de tuberculose, cette consomption par mal d’amour, romantique et contagieuse. »

Il y a aussi le concierge mort par les émanations de gaz dans sa loge, une voisine juive hongroise qui, pendant l’Occupation, par panique, se jette par la fenêtre, une autre voisine qui devient folle et que l’on ne revoit plus…

« Enfin, vers l’âge de quinze – je m’assure encore mal de l’ordre des choses dans mon passé – j’ai appris que l’Abbé Marie (…) auquel on avait confié mon enfance orpheline, s’était donné la mort, comme on m’a dit. Puis par hasard un soir que mon père dont j’ignorais tout avait lui aussi mis fin à ses jours d’une balle au cœur alors qu’il avait vingt-trois ans et que j’avais deux mois.

On comprendra que l’inquiétude du suicide me soit consubstantielle. »  (p 5)

Il a cru, écrit-il, aux cris de victoire des Accords de Munich, lorsqu’il avait 11 ans.

« Puis quoi ? (A quinze ans, en 1942,) j’ai assisté à la défaite de l’armée française, à l’exode de tout un peuple, à la déroute des grandes personnes. » Et puis, encore, il va découvrir les lynchages, des femmes tondues, et les camps. C’est une expérience traumatique. Le monde n’était pas celui que les adultes lui avaient présenté. Les adultes sont défaillants. Il y a les suicides, les hontes tues, les meurtres, les camps, les déroutes et les mensonges.

« Ma voix a mué vite. J’ai dû parler en homme prématurément, par enfance humiliée, thème connu. J’irai jusqu’à dire « en vieillard précoce ». L’une des origines peut-être de mon goût du comique, par déguisement. 

Je ne me suis pas résigné, je ne me résigne pas au non-sens. » (p 6)

 

Quel est donc ce sens qui échappe ? Pourquoi cette tentation du suicide à fuir en écrivant ?

 Il prend l’exemple d’Albert Camus qui aurait écrit, lui, pour percer les secrets d’un monde illisible.

Ecrire pour percer les secrets d’un monde illisible…

 

Dans les discours reçus, il y a des trous, des lacunes, des discordances… Le texte était étrange… Il faut que je le reprenne. Quel était-il ? Que disait-il derrière les mots ?

Ecrire, creuser une rigole, puis un tunnel, dans le roc du secret, dans le roc du visage muré…

Plus que l’incrustation, j’aime le bas-relief. La roche dure y est encore visible, on peut voir le mouvement créateur, une forme y est creusée, une scène apparaît, comme en surimpression. C’est une impression recomposée. François avait incrusté sur la pierre ses questionnements et ses découvertes, Raphaële va faire sculpter le bas relief sur lequel la scène va surgir.

 Après Albert Camus, Roland Barthes va le guider dans l’interprétation des signes par fragments.

« Il y aura aussi un contemporain qui s’engagera dans l’aventure d’un inventaire et d’une interprétation des signes par fragments : Roland Barthes s’affirmera en fixant le Degré zéro de l’écriture par lequel s’exprime « une voix blanche, la seule en accord avec notre détresse irrémédiable. » « Il évitera longtemps de parler de lui. Et de sa mère. »

 « L’air du temps » lui semble « irrespirable ». Il étouffe.

Et il  doit gagner sa vie pour lui et sa famille, ses deux enfants.

« Gagner sa vie, pour le « petit père » que j’étais avec deux enfants et artiste en tout genre, comme se former une pensée claire était également difficile dans l’obscurcissement qui nous ennuageait. »  (p 7)

 Ecrire pour respirer.

« Plus « aigûment » que jamais, j’ai ressenti comme nous étions possédés, depuis plus d’un siècle en Europe par un subtile processus de dépérissement suicidaire.

J’étouffais. Alors j’ai écrit cette pièce.»

 

J’étouffe, je dois écrire (François). Ma parole m’échappe, je tangue, je dois écrire (Raphaële).

Quelque chose veut parler, quelque chose veut sortir. Ca gonfle. Ca va exploser si ça ne sort pas…

 

A quinze ans et pendant les quinze années suivantes, François a pris conscience que derrière le monde apparent, il en existe un autre, où les pulsions destructrices deviennent reines et prennent des formes diverses et universelles : après la découverte des camps, celle des répressions sanglantes des révoltes justes, celle de la torture en Algérie, et, en toile de fond, celle des vies intimes. Derrière le monde lisse que lui ont présenté ses grands-parents en lui cachant la réalité de la mort de ses parents et en lui cachant les drames et les hontes, il faut trouver les vérités. Il ne peut plus que se mettre à écrire, inlassablement.

« Un peu d’air ! Un peu d’air ! »

Et l’inspecteur Karl Töpfer, le personnage-moteur de l’action de Va donc chez Törpe, répète : « Je veux comprendre, je veux comprendre... »

François Billetdoux, lui, veut comprendre : pourquoi tous ces morts ?

La pièce devient une énigme policière provoquée par une suite de morts inexplicables dans une auberge de montagne. Claude Roy, dans sa préface à une représentation en 1961, définira la pièce comme « un apologue ambigu et généreux sur la fameuse difficulté d’être, une de ces œuvres bizarres, intrigantes, inquiétantes – affectueuses somme toute – qui nous rappellent que la vérité ne s’obtient jamais en soumettant les autres à la question, mais qu’on s’en approche en se posant, tous ensemble, les vraies questions, les questions de vie, de mort ou d’amour ».

 

Ces questions, Raphaële se les posera à son tour. Quelle somme de honte, d’amour et de meurtre est cachée sous la dalle ?

 

François continue : « Ah ! Etre là au moment où quelqu’un veut attenter à sa propre vie ! L’en empêcher ! Trouver quoi dire ! Le fait est que le suicide ne saurait être pour moi d’abord et seulement une hypothèse philosophique.

Si j’ai couru la nuit tant de cabarets, faisant soudain véhémentement leçon à l’un ou à l’autre après boire, n’était-ce pas, fantasmatiquement, pour dire quelque chose à mon père qui rentrait si tard, en mauvais état ?

Mais que faire à l’encontre du suicide lent ? » (p 9)

« Non, je ne me résigne pas. » Il ne se résignera jamais à chercher encore. Seul le cancer qui le rattrapera le fera taire.

 

Raphaëlle reprend le flambeau :

« Fragilité ? Inappétence ? Manque de témérité ? Manque d’imagination de ce qu’on peut parcourir et accomplir en ce monde ? Je n’aurai fait, au bout du compte, que ramasser un outil qui traînait à la maison. »  (p 52)

 

Alors, que s’est-il passé ce jour-là, le jour fatidique de la mort brutale de Paul, père de François ?  

« Que dire des éclats d’une dispute aux voix distordues dans l’aigu, le pet sec d’une détonation, le bruit d’un corps qui s’écroule de tout son poids quand on est au monde depuis trois mois, qu’il est 18h35 – l’heure des nostalgies indéfinissables qui arrachent des larmes aux bébés les plus heureux – et que personne, au-dessus du petit nid où vous vous trouvez dans l’effroi, ne vient glisser son visage et dire, comme l’eût fait un Robert Debré qui voussoyait les nourrissons : « Voilà : le bruit que vous avez entendu est celui du corps de votre papa qui vient de tomber sur le parquet. Il avait vingt-trois ans, il vous a conçu peut-être un peu tôt. Vous êtes encore bien petit mais vous avez le droit d’être informé de ce premier événement de votre existence. A mesure que vous grandirez, selon les questions que vous poserez, nous nous engageons à vous raconter, aussi souvent qu’il sera besoin, son histoire, qui il était, comment il a aimé votre mère, pourquoi il n’a pas pu rester pour vous élever – dans la vérité de ce que nous savons. »

Ces simples phrases eussent-elles été prononcées et l’engagement de complicité tenu, gentiment, tout au long de son enfance par sa mère d’abord, qui survécut sept ans au drame, puis par sa grand-mère présente à l’instant des faits et touchée par les soupçons – chaque minutes des soixante-quatre années que passa par la suite mon père sur la terre, chaque inspir, chaque soupir qui traversèrent sa poitrine n’en eussent pas été comme évidés de leur lumière naturelle : peut-être même ; peut-être même, ayant moins usé son énergie à piocher tout seul dans le noir, suant et pleurant car il n’est pas de travail plus ardu, l’homme eût-il vécu vingt ans de plus. »    (pp172 – 173)

 

Comment peut-elle être si sensible à la douleur muette et cachée de son père ?

Parce qu’elle naît et grandit dans le sillage de ce père sur lequel elle fixe son regard comme le font tous les enfants, parce qu’elle baigne dans l’atmosphère qu’il a créée, parce qu’elle interroge ses réactions comme ses silences et ses enlisements, les ombres qui passent sur son visage et dans son regard, oui, comme le font tous les enfants. Parce que ce qu’elle sent autour, elle le prend dedans.

Que peut-elle faire d’autre ? Il faudra alors qu’elle l’expulse, en le symbolisant au passage, sinon elle n’y arrivera pas.

 

« Rien ne pouvait plus faire, en effet, que le déchirement atmosphérique créé par le coup de feu, le chapeau échoué sur le parquet à côté de la tête (…) , toutes les informations de ce funeste samedi après-midi de l’hiver 1927 ne se soient pas inscrites dans la chair du bébé… Mais si cruelle qu’ait été la vérité : 1- « Ta grand-mère a tué ton père. » 2- « C’est ton oncle qui l’a tué. » 3- « Ton papa s’est suicidé », elle eût été toujours plus animée, plus chaleureuse et assimilable que la coulée de lave qui vint par là-dessus s’épandre et se solidifier : sa grand-mère, une Corse des montagnes, se ferma sur le sujet (…) »  (pp 173-174)

« Il persistait sur cette lande navrée un silence comme celui des oiseaux après la bombe ».    (p 176)

La grand-mère se ferme sur le sujet. Mais ce ne sera pas la seule fermeture, ce ne sera pas le seul mensonge.

Sa mère meurt dans le lit au pied duquel il joue, il s’en rend compte. « Mais non, qu’est-ce que tu racontes… », son cercueil passe sous ses fenêtres. « Mais non, ce n’est pas celui de ta maman. » Ce que l’on ne dit pas n’existe pas. Et plus encore que de se taire, les adultes dénient ses perceptions justes.

« L’atmosphère de mensonge devint à l’âme du petit François si irrespirable que, par un phénomène de survie bien connu devant les épreuves insurmontables, la trace de ces sept années tragiques, d’un seul coup, s’effaça. Il n’en resta rien (…) »  (p 176)

Jamais il ne parlera à ses proches de son enfance, de sa famille.

Mais « On ne vit pas impunément sur pilotis. Crises d’étouffement, besoin d’alcools, sommeils fantasques, pipes tétées, souffrances par le bruit, horaires de forçat, impression d’être sans amis… »  (p 76)

 

Comment, se demande Raphaële, aurait-il pu « ravauder dans la trame des jours ce qui semblait irréparable ? »

« Il chercha partout, tout le temps, un maître, un homme, un ami, quelqu’un, à qui, la nuit, dire quelque chose (Quelqu’un devrait faire quelque chose, drame, 1969) ; ne le découvrit pas parmi les vivants, s’éprouva toujours pas aimé et, quoiqu’il en eût, sans amis. »  (p 179)

Après le drame, le bébé ne pouvait plus dormir.

« Quelle maman, ayant vécu en l’espace de quatre mois une maternité, la menace d’un divorce, un deuil, une enquête policière, l’emprisonnement d’un frère, la mainmise d’une mère sur son couple et les pires fêtes de Noël qui se puissent concevoir, dirait aujourd’hui encore que « son bébé ne veut plus s’endormir de bonne heure » et les retient, sa mère et elle « éveillées » parce que – selon l’expression fataliste consacrée – « c’est la période pénible » ! ?... Et d’espérer, « des nuits bien complètes » pour la première année de l’enfant, quand c’est pour la vie entière, si l’on ne s’en occupe pas, que ses nuits, et celles de ses descendants, seront exigées par un fantôme en souffrance. (p 187)

« De son père, il ne sut que le mal qu’il avait fait à sa famille.

De sa mère, qui eut le tort de ne plus respirer et de ne plus être, il garda toujours le sentiment qu’elle l’avait abandonné. »

« Au-delà de la tristesse qui mit aux quatre saisons une lumière d’automne, c’est de la colère que mon père en conçut.

Cette colère - lui si doux – que sa poitrine abritait comme le jeune Spartiate le petit renard qui lui mangeait le ventre en silence, fut le nerf et la source d’énergie de toutes ses entreprises ».

« Le sentiment qu’une femme absente occupait la première place dans le cœur de notre père ne nous quittait pas.

Aussi, lorsqu’il s’apprêta à nous abandonner à son tour, est-ce tout naturellement que, loin de chercher à le retenir et à m’accrocher, je m’entendis à son chevet dire avec gaité, confiance et un peu trop de violence même, pour son état : « Là… voilà… ça y est, tu vas retrouver ta maman. »  (pp 211- 212)

 

Comment mieux dire la faille dans l’être d’un homme à qui le secret fut imposé ?

 

Nous savons maintenant ce qui condamne un homme à creuser sans relâche dans le sol d’une cave. Creuser dans la matière des mots. Creuser dans les non-dits. Creuser dans la roche du silence. Pour en sortir des formes… Les formes cachées. Le roc de la mère morte. Le roc du visage des mères. Les ombres dans son regard, qui tordent les traits de son visage, ou les durcissent.

Nous comprenons maintenant comment un secret, drame tu, drame où se cache la terreur, la honte, l’horreur de l’acte, le mystère, le gluant mène à cela : L’homme qui était son père et qui a été tué dans une scène où tout se mêle, qui était-il ? Un « dépravé », un monstre ? Le monstre caché. Le monstre enseveli. C’est bien lui, oui, qui doit être déterré.

Dans les silences de sa mère, de sa grand-mère, qu’a-t-il perçu ? Quand une famille tait quelque chose de précis et d’envahissant, elle évite de proche en proche toute communication sur le passé comme sur bien d’autres sujets, pour ne pas risquer de s’approcher de ce qui doit rester caché.

Des éclats de roche à capter, à en faire des histoires, des scenarios, des pièces de théâtre. Sans relâche.

A son tour, dans ses silences, il envoie des éclats de roche sur sa fille, celle qui devait être un garçon et continuer le travail. Elle prend le relais sur un air de destin. Quand il arrête d’écrire, elle s’enferme et prend la plume. Le père se laisse envahir par le cancer et meurt. Elle prend la place pour mettre en lumière le secret non su de son père. Grâce à cette nouvelle oeuvre, la malédiction, espérons-le, aura épargné Augustin.

 

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Dans la clinique

Nous quittons un moment la littérature pour entrer dans la clinique. 

 

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Un Enfant Délire

Le délire pour Jeremy

 

Un Enfant Délire.

Présentation 

Ce texte est extrait d’un mémoire de psychanalyse de l’enfant, intitulé, Jeremy et le fantôme. Un enfant Délire. Il est aussi issu d’une conférence faite au C.I.P.A. (Collège International de Psychanalyse et d’Anthropologie) en 2004 intitulé « Père et Potentialité Psychotique », dans laquelle j’ai tenté de réfléchir plus particulièrement encore à l’impact transgénérationnel dans une chaîne de filiations dont chaque maillon reçoit et transmet à son insu.

Le secret dont il est question ici est également cité dans mon article « Secret et Transmission. L’ombre portée des signifiants énigmatiques.»

 

Grâce à cet enfant que j’ai accompagné huit années, années bien éprouvantes pour lui comme pour moi, j’ai pu approcher les mécanismes en jeu dans les transmissions psychiques pathologiques en les vivant avec lui dans le champ transférentiel.

Par respect pour lui et pour sa famille, j’ai dû couper, remanier, transformer, « fictionner » de très nombreux éléments, tout en gardant la trame qui part des symptômes et remonter le fil du temps jusqu’à la crypte dans les générations précédentes et à son ouverture douloureuse, explosive mais libératrice.

 

« Jeremy et le fantôme, Un Enfant Délire » a été sélectionné une année par L’Association Nicolas Abraham et Maria Törok, pour leur prix annuel, prix qui, en définitive, a été attribué à un ouvrage du Professeur Maurice Corcos dont la valeur des travaux dépasse de beaucoup la mienne.

 

Le terme « potentialité psychotique » de la conférence a été choisi en référence à Piera Aulagnier, psychiatre et psychanalyste française de renom dont les travaux furent une source de réflexion et de compréhension dans le domaine des psychoses notamment. Piera Aulagnier analysait des adultes mais a aussi travaillé à la fin de sa carrière avec des psychanalystes d’enfants, le groupe des post kleiniens en particulier. Elle fut une des premières à intégrer la perspective parentale individuelle et celle du couple parental au sein des pratiques psychanalytiques. C’est en cela qu’elle m’est précieuse ici.

Un autre courant de pensée est directement convoqué ici dans une extension de l’expression « potentialité psychotique ». Il s’agit de la perspective transgénérationnelle développée par les praticiens psychanalystes théoriciens se situant dans le sillage de Nicolas Abraham et Maria Törok (Je citerai par exemple Serge Tisseron, Didier Dumas, Claude Nachin…), et aussi, parallèlement, Alberto Eiguer, Albert Ciccone, André Carel et René Roussillon). Cette perspective générationnelle intègre naturellement la question de la transmission psychique provenant ou passant par les lignées maternelles et paternelles.

 

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Introduction de Jeremy et le Fantôme.

 

Ce travail présente une réflexion clinique et théorique autour de l’éclosion, du développement  et de l’approche thérapeutique d’une pathologie psychotique hallucinatoire et violente chez un enfant de huit ans. Il propose de montrer comment, à partir d’une situation chaotique et explosive initiale, un processus thérapeutique a pu se mettre en place avec l’enfant et ses parents et comment a pu apparaître progressivement une problématique de transmission psychique pathologique sur plusieurs générations.

Il sera question du cadre de la cure, des transfert et contre-transfert, et des conditions qui ont été nécessaires pour sa mise en place puis, au cours de six années de travail, pour une expression de plus en plus symbolisée de la problématique en jeu. En plus des sens, ou des ébauches de sens, qui ont émergé à partir de la reconstruction des interactions précoces mère - enfant et père - enfant, d’une compréhension psychanalytique plutôt classique de pathologie symbiotique, de pathologie de l’attachement et de l’intersubjectivité, nous y parlerons de notions plus particulières telles celles de Crypte, de Fantôme, de trauma, de hantise, pour tenter de saisir plus précisément les modalités de cette histoire singulière. Des essais de compréhension des processus de transmission psychique en cause seront exposés mais bien des questions aussi y resteront ouvertes.

 

Mais je voudrais rendre compte surtout de la façon dont le trauma initial a pu envoyer ses émanations pathologiques, voire mortifères, sur tous les protagonistes de l’histoire, sur trois générations. Et comment il a pu surgir au cœur même de la cure un soir d’hiver, et être saisi brutalement dans toutes ses dimensions, donnant un sens soudain à de multiples « signifiants énigmatiques » lancés six années durant dans la violence et la détresse.

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Jeremy.

 

Je reçois Jeremy dans un contexte de crise grave. Il a huit ans et vient de verbaliser l’existence d’hallucinations accoustico-verbales : « Une voix me dit de faire des bêtises ». Il a développé un comportement de plus en plus violent et dangereux, terrorise son entourage, est rejeté de l’école, provisoirement, puis définitivement. Dans le secret de la vie familiale, il apparaîtra peu à peu qu’il est également violent avec ses parents et ses deux sœurs aînées, énurétique, encoprétique, phobique des espaces extérieurs.

De multiples crises émaillent les huit années du travail qui commence alors sous forme de consultations familiales et de psychothérapie individuelle. La violence fuse du côté de l’enfant qui attaque répétitivement le cadre, les locaux et les personnes et du côté des parents qui réclament réparation.

Dans cet espace attaqué de toutes parts, Jeremy commence à « jouer ». Dans les deux premières années, ce sont des scènes rapides dans lesquelles l’enfant semble lui-même entraîné, plongé dans un rêve éveillé. S’y meut un « bébé » soumis à des attaques maternelles et paternelles avec la figuration d’une imago maternelle dangereuse et meurtrière, d’une imago paternelle vampirique venant rapter le bébé à sa mère. Le bébé a le corps pénétré, et perforé, son sang coule par tous les orifices, par où, d’ailleurs, entrent des poux que rien ne peut empêcher de proliférer… Les murs des maisons qui devraient contenir les enfants tournent, s’effacent, réapparaissent ailleurs… Les enfants ont deux têtes, « l’une gentille, l’autre triste ».  Une forme énigmatique se présente et s’échappe : une ombre humaine crayonnée, un « homme invisible »… Un bébé et son frère aîné explosent…

Jeremy, comme me le raconte les parents, est né après deux sœurs. Ses deux parents ont connu chacun une enfance émaillée de violence familiale. Le bébé Jeremy, à un mois et demi, est confié pendant un mois à la grand-mère paternelle, pourtant désignée comme maltraitante, à qui a été enlevée une fille, mais qui « n’est jamais violente avec les nourrissons »… Il reste ensuite un bébé accroché au corps maternel jusqu’à ce que celle-ci, épuisée sous le poids de l’enfant et encore convalescente d’un cancer l’année précédent la conception de Jeremy, laisse le père le prendre et le couver à son tour : le père colle l’enfant contre lui et l’emmène partout. Fusion, arrachage, alternent ainsi pour l’enfant qui, à trois ans tombe d’une échelle, chute entraînant un trauma crânien léger, ne parle que vers quatre ans, reste énurétique, encoprétique, phobique puis violent et délirant.

Le matériel apporté par l’enfant se modifie progressivement tandis qu’il peut, dans le même mouvement, commencer à contenir certaines de ses impulsions. Les bébés doivent être contenus et protégés à l’intérieur de barrières. Les clivages se réduisent tant au niveau du comportement que dans les jeux. Les éléments encore énigmatiques s’y multiplient : dans l’eau où les enfants pêchent, apparaissent de petits poissons invisibles auparavant. Bizarrement, l’enfant et les poissons se transforment en une mère humaine à laquelle sont accrochés quatre enfants (quatre ? Dans aucune fratrie, ni celle du père, ni celle de la mère, ni celle de Jeremy, il n’y a quatre enfants). Un « fantôme » tel que le nomme Jeremy, apparaît puis s’efface, puis réapparaît menaçant le mois suivant, penché au-dessus d’un établi très évocateur de celui qui réunit père et fils depuis la petite enfance ; une tête de mort est dessinée sur une boîte vide au contenu explosif, le thème de la mort reste fortement présent. Jeremy dit « avant ma naissance, j’étais mort… »  Tout cela, au milieu des thèmes qui reviennent de mère infanticide, d’explosion corporelle et de castration.

A posteriori, nous pourrons mettre un sens clair sur l’ensemble de ce matériel resté longtemps confus et étrange. De même, des éléments épars, indéfinis, jetés dans la champ de la cure, nous ont certainement conduits, un jour et conjointement, Jeremy et moi à nous poser cette question sur la fratrie du père : a-t-il deux sœurs et un frère ou seulement deux sœurs ? Jeremy sort pour poser la question à son père dans la salle d’attente. Celui-ci lui répond : « Non, je n’ai pas de frère. »

 

Pourtant, il y avait eu un frère mais nous sommes encore loin de le savoir. De lui n’existe nulle trace apparente, pas même dans l’arbre généalogique qu’avec grand soin constitue le père.

Dans la troisième année de la thérapie, un soir, le secret du père est énoncé dans mon bureau, tandis, qu’au même moment, dans une pièce attenante où un soignant s’occupe de lui, Jeremy entre dans un épisode hallucinatoire : dans le reflet de la vitre sur la nuit, il voit son image en mouvement, ne la reconnaît pas et, pris de violence impulsive, se met à se battre « contre le fantôme » comme il le verbalise au cours de la scène. Par la concordance des deux scènes absolument simultanées, le troisième temps, celui où le soignant qui s’occupait de lui et moi-même confrontons le matériel des deux espaces, permet le saisissement soudain des liens entre le secret du père et la hantise du fils.

L’instant de ce surgissement, faisant écho à celui du surgissement d’un secret dans ma propre histoire, est resté gravé dans ma mémoire comme un moment d’une intensité hors du temps. Un rideau s’ouvre, un voile se déchire, et une première scène s’anime devant nos yeux aveugles. En un instant, les éléments recueillis sans les comprendre des années durant, s’assemblent comme dans un puzzle. Une histoire commence…

Un récit de plus en plus cohérent de l’œuvre d’un drame caché dans trois générations peut alors s’énoncer, constitué par l’ordonnancement du matériel épars et fragmenté des années précédentes et les élaborations des années suivantes, jusqu’à l’irruption d’un épisode familial dramatique qui fera éclater la famille. Nous comprendrons aussi alors que ce père provoque souvent lui-même les crises de rage de son fils pour jouir de la maîtriser ensuite et être le seul à pouvoir y réussir. 

Voilà le contenu du secret reconstitué en remontant l’ordre des générations : à l’âge de quatre ans, - âge même où Jeremy est devenu violent - ce père, alors fils aîné, a eu un petit frère qui est né et qui est mort dans des circonstances inconnues de lui. Il pense que c’est de ce jour que sa mère est devenue maltraitante avec les enfants – mais pas avec les nourrissons… ce qui prend enfin sens. Parce qu’une mère endeuillée d’un enfant, quelquefois, reproche à ses enfants qui grandissent, eux, d’être vivants à la place du mort, alors que les nourrissons, un temps, prennent la place de l’enfant perdu.

Un drame survient, une mère perd son bébé. Le frère aîné du bébé mort, un petit garçon de quatre ans, vit ce drame par procuration et dans sa propre vie qui en est ravagée : sa mère devient gravement maltraitante. En elle, une « crypte » se forme renfermant ce bébé mort devenu garçon idéalisé. Deux filles naissent ensuite. La première des deux filles est placée en foyer pour être protégée. La seconde restera collée à sa mère, et aura plus tard un enfant garçon de père inconnu qu’elle confiera à élever à sa mère et qu’elle nommera du prénom de l’enfant mort… Honte de la maltraitance, culpabilité envers le bébé mort, violence omniprésente, cet homme porte lui-même une crypte. Il contient tant bien que mal et ce secret et sa violence. Il crée une famille, dominant tout le monde, contrôlant les faits et gestes de chacun, prenant toutes les places. Son premier garçon naît. Il lui donne, non pas le prénom du mort comme l’a fait sa sœur, mais un autre, commençant par la même initiale. Jeremy grandit dans l’ombre de Jacques, le double persécuteur qu’il verra un soir dans son propre reflet. 

Il a fallu trois années de thérapie pour voir surgir le Secret et sa conséquence directe sur l’enfant, puis trois années encore pour en déceler les multiples implications dans la vie de chacun des protagonistes. Surgira alors un nouveau drame qui était en germe mais que personne n’avait prévu.

Je dois ainsi résumer drastiquement ce processus de huit années, n’en donner qu’un aperçu, en me centrant déjà sur les trois premières et l’épisode qui m’a semblé central. Trois années et une séance, tout ce temps pour permettre la révélation – je vais expliquer ce mot - d’une forme qui s’est introduite d’une façon totalement énigmatique et fugitive à plusieurs reprises pour prendre vie d’une façon spectaculaire un soir, dans le reflet d’une vitre, au moment où dans un autre bureau, le père apporte l’élément qui permettra de la nommer ; cinq années d’élaboration ensuite, et pour le dire tout de suite, je le crois, la libération de l’enfant hanté à son insu.

Une telle description, bien sûr, ne peut être que réductrice, et je n’oublierai pas, sans pouvoir m’y arrêter ici, les autres dimensions où les interactions avec la mère inscrite dans sa propre histoire, prennent toute leur place. Dans la complexité de cette histoire (individuelle et familiale) tissée d’interactions multiples, nous ne devons pas séparer la triade père-mère-enfant en trois parties isolées sans prendre en compte la conjonction des histoires de chacun, la rencontre des deux lignées, le couple qui en résulte et construit l’organisation familiale, berceau où naît et lutte un premier garçon en proie au délire.

A posteriori, nous pouvons comprendre comment chacun des trois parties de la triade ont utilisé le cadre. Le père y a cherché un espace où pouvait y être contenue sa violence,  y être liés et élaborés avec bien des aléas les excitations, pulsions, affects qui l’assaillaient, exactement en fait comme son fils. La mère s’y est accrochée telle une enfant se sentant malmenée à une mère à la fois attirante et dangereuse, pour y déposer un peu de sa détresse et de ses terreurs d’enfant sidérée face à la violence de ses propres parents.

Jeremy est le premier garçon du couple. Vont converger sur lui, tout bébé, les projections des deux parents issus de leurs deux lignées paternelles. Il va s’en débattre des années durant, pour les expulser et se construire enfin tant bien que mal.

Nous pouvons concevoir rétrospectivement comment le processus pathologique a pu se mettre en place. Et là, c’est le mécanisme même de la transmission traumatique qui est interrogé, mécanisme où coexistent projections massives, identification projective mutuelle, empiètements imagoïques…

L’empiètement imagoïque, décrit par Albert Ciccone, dans le cadre de la relation parent – enfant, désigne « le processus par lequel une imago parentale (un objet psychique du parent) s’impose ou est imposée comme objet d’identification de l’enfant (l’enfant est identifié comme réplique, dépositaire ou héritier de l’imago) et comme objet d’identification par l’enfant (l’enfant est pris dans la nécessité de s’identifier à l’imago). Ce processus utilise les voies de l’identification projective mutuelle : du côté parent, l’imago est projetée et identifiée à l’enfant, le parent usant de manœuvres dans la relation interactive visant à confirmer cette identification ; du côté enfant, l’imago est soit captivante, elle est alors pénétrée et génératrice d’un faux-self, soit persécutoire, elle est alors rejetée et source de luttes incessantes visant à la contrôler et à la maintenir à distance. Dans les deux cas, l’imago est aliénante et prive l’enfant d’une autonomie face à ses objets psychiques. L’espace mental « squatté » par l’objet d’un autre prive le sujet de liberté. » (Albert Ciccone, La Transmission Psychique Inconsciente.)

Dans notre cas, l’empiètement imagoïque dans la relation intersubjective père – enfant et dans une moindre mesure, celle de la relation mère –enfant, recouvre l’imago de cet enfant garçon mort placé comme responsable de la violence subie, mais aussi, nous le voyons dans certain matériel des séances avec les parents, celles des grands-pères paternel et maternel tous les deux violents, surdéterminant les comportements de violence incontrôlables de l’enfant. Nous pouvons y ajouter la dimension de manipulation du père sur le fils dans certains de ces comportements, illustrée dans le contenu même des hallucinations acoustico-verbales où une voix lui dicte « de faire des bêtises ».Nous verrons ainsi quelquefois le père provoquer Jeremy puis jubiler de la supériorité de sa force en maîtrisant l’enfant déchaîné.

 

Il s’agira de comprendre ce qui se transmet ainsi par la relation à chacun des parents et par les parents combinés dans le psychisme naissant de l’enfant.

Lors de l’élaboration progressive de cette histoire clinique, je me suis interrogée, à travers les travaux de nombreux auteurs, sur les éléments qui pouvaient permettre la transmission psychique inconsciente d’une histoire traumatique à travers une lignée.

Pourquoi et comment tel enfant est choisi inconsciemment pour recevoir cette transmission ? Comment l’enfant lui-même en construit des représentations, qui restent largement inconscientes, mais agissantes dans des rêves, des fantasmes, des symptômes, des répétitions… Dans cette histoire et dans toutes les autres qu’il m’a été donné d’entendre, en tout premier lieu le sexe de l’enfant apparaît déterminant. Nous pouvons imaginer que ce père se penchant sur le berceau de son fils voit, en transparence, l’image de son frère mort ; l’enfant se regardant dans le regard du père, traverse en quelque sorte cette image semi transparente qui s’interpose entre lui et son père. (Empiètement imagoïque, projection massive). Sur l’enfant garçon, dans ce cas, sont aussi projetées les imagos des pères violents. Face aux violences de son fils, la mère est figée comme elle est restée sidérée enfant face à la violence de son père. Elle effectuera ce lien elle-même, cinq ans environ après le début de notre travail en commun. Le père injecte dans sa relation avec ce garçon vivant issu de sa lignée de multiples parties de son imago paternelle et des traces mnésiques de ce bébé garçon mort dans des circonstances inconnues qui ont brisé son enfance en deux parties : un avant et un après. Nous pouvons supposer que le fantasme d’une mère infanticide si présente dans le matériel de l’enfant, provient de plusieurs sources : dans la relation symbiotique de l’enfant au père, mère du père et mère de l’enfant sont grandement confondues. Dans la relation symbiotique également de l’enfant et de la mère, la mort qui a failli emporter la mère est combattu par l’enfant qui vient au monde, enfant « revanche sur la Vie », enfant fou d’une vie meurtrière. « Quelqu’un a tué quelque chose » selon le titre d’un article de Piera Aulagnier.

 

Au moment d’apporter des corrélats théorico-cliniques, il faut ajouter que l’évolution de la situation de Jeremy et de ses parents a pu mettre en lumière, d’une façon dont nous nous serions bien passé, le lien de haine qui soudait les parents, lien de haine dans le couple parental des sujets « psychotiques » que Piera Aulagnier a beaucoup étudié.

A l’avant plan, nous avions à voir une union étonnamment  harmonieuse et à toute épreuve, où s’emboîtaient deux vies : celle d’une femme amputée d’une partie d’elle-même, une femme à la recherche d’un complément qui la tienne entière ; celle d’un homme présent sur tous les fronts, maître de la famille, qui maintient tout le monde debout comme il se plait à l’exhiber. A l’arrière-plan, un homme séducteur et manipulateur qui disqualifie subtilement mais implacablement sa femme, prend toutes les places, phagocyte les enfants dés leur plus jeune âge, impose à tous une loi de fer, et pour lequel sans doute l’expression « pervers narcissique » est tout à fait illustratrice, avec ses caractéristiques développées par Alberto Eiguer : tendances mégalomaniaques mais aussi capacité séductrice à créer un élan positif vers lui, recherche d’un complément avec lequel il agit en « déprédateur », pulsion d’emprise régressives venant s’attaquer aux sources pulsionnelles de l’autre en cherchant à conquérir son territoire psychique, manipulations, dépréciations subtiles.

Paul Claude Racamier et Alberto Eiguer font l’hypothèse de l’omniprésence de cette perversion narcissique dans les familles de schizophrènes et des liens entre ces deux pathologies. J’y reviendrai un peu plus loin en citant le cas du Président Schreber dont le père fonctionnant dans le même registre.

Un soir, coup de tonnerre dans un ciel apparemment serein, le père de Jeremy annonce au moment du repas familial qu’il divorce et qu’il a déjà vendu, à l’insu de tous, la maison construite de ses mains dans laquelle habite la famille. Dans les heures précédant cette annonce, nous avions eu ensemble un entretien au cours duquel il avait avancé seulement qu’il avait « quelques détails à régler » le soir même chez lui. Rien n’avait encore transpiré auparavant concernant les dissensions du couple. Sous le coup de l’annonce, la mère de Jeremy s’enferme dans la chambre et fait une tentative de suicide gravissime de laquelle elle réchappera miraculeusement par le secours plus que tardif de son mari et de sa fille qui l’entendent râler à travers la porte mais n’interviennent que dix heures plus tard. Elle en gardera des séquelles neurologiques invalidantes.

 

Piera Aulagnier, considérant la relation des parents avec l’enfant qui devient psychotique parle de « télescopage », de « fantasmatisation induite », à travers les expressions, les communications, la qualité, l’intensité, la forme, de l’investissement des parents vis-à-vis du tout-petit, toutes expressions auxquelles réagit l’infans.  Elle évoque aussi le retour « sur la scène de personnage d’un drame qui s’est joué bien avant » et du désir de meurtre envers une puissance procréatrice. (« Quelqu’un a tué quelque chose » p 366) Ici, un viol dans le couple avait fini d’asservir la femme procréatrice.

Ce « quelque chose », continue-t-elle, pouvant être aussi bien une partie du père qu’une partie de l’enfant, ou qu’une partie de la mère elle-même » et encore « à la source de la problématique schizophrénique, on retrouve cette double mutilation et incomplétude du sujet et de l’objet » (p 378). Nous sommes alors placés « face à un sujet qui ressent tout contact, toute offre de partage comme des intrusions violentes et mortifères. » Comme Jeremy qui, ces trois premières années, réagit avec colère et menaces à la moindre intervention de ma part.

Cryptes et fantôme, quels concepts permettraient mieux de comprendre les processus ici en cause ? Le « fantôme » est défini par N. Abraham et Maria Törok (L’écorce et le noyau) comme « le travail dans l’inconscient d’un sujet du secret inavouable d’un autre ». Il s’agit d’une construction psychique du sujet subissant les effets de ce secret. La Crypte, elle, est définie par ces mêmes auteurs comme une forme particulière de clivage constituant une inclusion au sein du moi où est enfermé un objet mort recouvert par un secret honteux.

Dans notre histoire, nous avons déjà décrit ce que nous pouvons nommer « la crypte du père ». Si elle s’ouvrait, elle nous montrerait un contenu fait des éléments suivants entremêlés : un bébé mort dans des circonstances inconnues, un garçon de quatre ans sidéré, une mère écorchée par ce deuil impossible, de la culpabilité pour des désirs de mort refoulés, de la honte liée à la maltraitance de la mère, de la violence et de la haine, de la rage contenue, tout cela condensé en un cocktail explosif.

Et, quoi que l’on fasse pour la maintenir clivée, le contenu de la crypte suinte.

« Les suintements du secret » ont été bien décrits dans le champ de la communication infraverbale avec les mécanismes qui les véhiculent par S. Tisseron et par Claude Nachin en particulier.

 

Le « fantôme » constitué par Jeremy à travers ce qui lui a été transmis d’une façon traumatique, sous une forme diffuse et chaotique comme « suintements du secret » (Serge Tisseron), ne se calque pas seulement sur ce que lui-même a appelé spontanément « le fantôme ». Ce dernier personnage a été figuré par Jeremy, à la façon des enfants qui savent si bien se saisir d’images véhiculées par la culture pour construire une forme dans laquelle projeter des objets internes et les fantasmes qui s’y rapportent. Mais le fantôme, tel qu’il est défini par les auteurs cités et par tous ceux qui s’en réclament, se rapporte également ici à d’autres constructions psychiques de l’enfant. Il apparaît bien comme étant issu des effets de la Crypte du père. Il transparaît dans le matériel de la cure sous de multiples formes, souvent énigmatique comme l’ombre humaine aperçue par transparence dans un dessin, « l’homme invisible », le quatrième enfant, poisson mal visible qui commence à apparaître, et donc, plus directement encore par ce « fantôme » ainsi nommé par l’enfant qui apparaît subrepticement dans plusieurs séances. Il apparaît encore, intégré à ce fantasme si agissant de mère infanticide. Il prend aussi l’apparence d’une sorte de double maléfique qui existe à l’intérieur de lui et contre lequel il doit se battre pour survivre.

Albert Ciccone, lui, préfère à ce concept de fantôme, qui lui semble reposer sur l’idée d’une formation radicalement étrangère au sujet, celui de « fantasme de transmission », élaboré d’abord  par René Kaës, qui lui semble mettre plus l’accent sur la part de création psychique. Par ce fantasme de transmission qui « permet de se défendre tout en se saisissant de quelque chose qui lui appartient et qui lui est étranger en même temps », le sujet tente et réalise une appropriation qui était mise en faillite par la transmission traumatique. La transmission traumatique transmet des éléments selon le mécanisme de l’identification projective : l’objet constitué par identification projective se trouvera alors dans l’espace psychique sous forme d’incorporat. « Ce serait comme un objet étrange en soi, mais qui ne demande qu’à être expulsé, qui gêne, qui perturbe, que l’on sent étranger. » Ici, « l’objet conserve son altérité, met en échec son appropriation par le moi, contraint le moi à se transformer, à s’aliéner » alors que dans « la transmission réussie, identifiante car transitionnelle, l’objet est transmis et transformé en même temps. » « L’identification projective pathologique crée des objets psychiques incorporés, avec lesquels le moi est lié par un lien symbiotique d’aliénation. » 

Nous pourrions dire, il me semble, que le fantasme de transmission résulterait plutôt du travail thérapeutique de mise en lumière, de désengagement et d’appropriation. L’objet transmis d’une façon traumatique peut là être élaboré dans la transitionnalité, permise par les qualités de malléabilité (développées par René Roussillon d’après les apports de Marion Milner et de D.W. Winnicott) du cadre thérapeutique dans ses différentes dimensions.

Dans notre histoire clinique, nous avons pu aussi repérer un fantasme agissant dans ce père concernant son seul enfant garçon, fantasme également décrit par Alberto Eiguer dans celui de l’enfant-robot, et appelé « fantasme d’une création parthénogénique intellectuelle masculine » repérable chez « les membres de la famille psychotique ». Le rôle de la lignée maternelle y est nié, l’enfant étant, dans le fantasme du père tout puissant, issu de la seule lignée paternelle, celle qui directement passerait des pères aux fils.

Le travail opéré dans la cure par Jeremy a consisté en grande partie à y projeter lui-même ces objets incorporés, objets bizarres, de me les faire voir et vivre puis de symboliser en scénarii de mieux en mieux construits avant qu’une mise en mots devienne possible.

A la fin de la cure, Jeremy a 16 ans. Il est devenu un jeune encore irritable mais poli et attachant. Il a repris une scolarité et amorcé une formation professionnelle où il est apprécié.

Pourtant, après l’accident de sa mère, il est confié à son père qui part vivre avec lui en province. Je n’ai plus de ses nouvelles avant un jour où il m’appelle en détresse : il a 19 ans et se voit de nouveau hospitalisé en psychiatrie, de façon séquentielle, du fait de crises chez son père. Le psychiatre qui s’occupe de lui n’a aucun élément sur notre histoire. Jeremy me supplie de l’aider : « Vous êtes la seule qui m’ayez jamais compris. » Et pourtant, que de violences, de scènes brutales, de départs intempestifs, de colères et d’injures jetées… Il a maintenant une bonne insertion professionnelle mais les crises de violence recommencent dans son milieu familial, le faisant devenir un patient psychiatrique adulte.

 

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A Suivre…   

Le Président Schreiber.

Ou : Perversion narcissique du père et psychose du fils. 

 

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